Le concert de ce soir s’inscrit dans une tournée, commencée à Vienne (Konzerthaus), qui se poursuit à Paris (Philharmonie), puis à Essen, Hambourg et Amsterdam avant la fin de l’année. Familier de l’ouvrage qu’il donnait déjà il y a plus de dix ans (1) à La Chaise-Dieu, puis à la Philharmonie de Paris, Raphaël Pichon retrouve Elias avec une distribution sensiblement différente. Après le récitatif d’introduction, dès l’ouverture, tourmentée à souhait, ça vit, respire. La direction sûre, souple, précise, incisive, toujours efficace, construit, organise, dose et anime le discours autant qu’elle le cisèle, attentive à chacun et à tous, auxquels sa complicité est manifeste. Jamais les qualités signalées ne se démentiront au long de cette mémorable soirée. Grandiose comme intime, terrifiante comme apaisée, sombre comme lumineuse, toujours colorée, la musique est servie au travers d’une large dynamique et d’un recours au silence bienvenu, qui en soulignent le caractère dramatique.
Le programme distribué, de quatre pages, ne comporte même pas un résumé succinct de l’action. Il faut scanner un QR code pour accéder au livret, intégral et traduit en français. C’est bien dommage car, sauf exception rare, la culture biblique de l’auditoire est lacunaire, sinon inexistante. Ainsi, le sur-titrage ne suffit-il pas à suivre le déroulement de l’action et de son commentaire. Car il s’agit bien d’un drame. Yahvé, courroucé par l’impiété du peuple d’Israël, frappe le pays de sécheresse. Elie sera l’acteur essentiel de l’action. Il obtient la résurrection du fils de la Veuve, avant de rassembler le peuple pour sacrifier un taureau. La manifestation du vrai Dieu, entre Baal et Yahvé, pour enflammer le bûcher sera déterminante. Les prêtres de Baal implorent sans succès, à la différence d’Elie. Ce dernier ordonne de les égorger, et envoie un enfant scruter le ciel dans l’attente de la pluie. La reine projette la mort d’Elie, qui a menacé Achab du châtiment divin. Découragé, le prophète s’endort, protégé par les anges. Réveillé par l’un d’eux, il se rend au mont Horeb, où Yahvé doit lui apparaître. Lorsque celui-ci passe, les éléments se déchaînent, et Elie est enlevé au ciel par un char de feu.
Impérieux, investi, le prophète en croisade, justicier assassin sur ordre, est au cœur de l’œuvre. Entre sa foi inébranlable, son autorité, son désarroi, sa détresse et sa violence, Stéphane Degout lui donne une humanité sensible. On en connaît les moyens, musicaux et dramatiques. L’émission ronde, sa plénitude, sa projection, son engagement dramatique, sa maturité emportent l’adhésion. Ses quatre airs sont autant de bonheurs, traduisant idéalement l’évolution du prophète inspiré. Ce sont peut-être les deux airs centraux qui retiennent le plus l’attention : Le fanatisme incroyable, avec ses vocalises exigeantes, de « Ist nicht des Herrn Wort wie ein Feuer », pris con fuoco, puis son air découragé « Es ist genug », avec son contrechant des violoncelles, suivi du sommeil du prophète, merveilleusement enchaîné. L’émotion est bien là, malgré l’antipathie que suscite parfois Elie.
Les airs de soprano furent composés à l’intention de Jenny Lind, même si elle ne prit pas part à la création. Siobhan Stagg, dès le récit de la Veuve, fait preuve de ses qualités bien connues. La conduite de la ligne, l’émission sont au rendez-vous. Son émotion, son exaltation, puis sa joie – à la résurrection de son fils – sont chargés d’une émotion juste. Le méditatif « Höre, Israel » qui ouvre la seconde partie n’est pas moins réussi. La reine, et un ange, sont confiés à Ema Nikolovska. Son air « Sei stille dem Herrn », recueilli, d’une grande beauté, ne peut laisser insensible. Thomas Atkins (Abdias, Achab), est un beau ténor, voix claire, égale, bien projetée. L’émission est toujours séduisante, la conduite aisée. Le récit où il conseille à Elie de fuir dans le désert, puis son air « Dann werden die Gerechten leuchten » sont remarquables. L’enfant, tout d’abord invisible, est Julie Roset. Sa pureté d’émission, cristalline, la plus appropriée, nous ravit. Avec le même bonheur, elle se joindra aux séraphins. Impossible de passer sous silence le quatuor « Wirf dein Anliegen auf dem Herrn », chanté a cappella, d’esprit choral, ponctué par l’orchestre.
Plusieurs centaines d’interprètes (2) participèrent à la création, au Festival de Birmingham, dirigé par Moscheles. Même lorsqu’on est épris de restitution historiquement documentée, on imagine difficilement de mobiliser semblables effectifs de nos jours. Qu’il incarne le peuple, les prêtres de Baal, les anges, le chœur est l’interlocuteur d’Elie. Riche d’une quarantaine de chanteurs, dont certains se sont déjà fait un nom, le chœur de Pygmalion est admirable de la première à la dernière note. Homogène, précis, intelligible, aux phrasés exemplaires, il se situe à son plus haut niveau. Malgré l’effectif et la complexité de l’écriture, la lisibilité est constante. Nourrie évidemment de Bach et de Haendel, l’écriture de Mendelssohn va du merveilleux trio des anges, chanté a cappella par trois artistes du chœur (Laurence Pouderoux, Clémence Vidal, Anaïs Bertrand), aux fresques monumentales, combinant jusqu’à 8 voix, en passant par des combinaisons variées pour traduire aussi bien la versatilité du peuple, son inquiétude et sa violence, que sa reconnaissance et sa dévotion. Toutes les pages mériteraient d’être citées. Le caractère éminemment dramatique de l’épreuve du feu, le lever de soleil et l’annonce du Messie dans la seconde partie, puissant, rayonnant, sont d’une exceptionnelle force. Les chœurs d’actions de grâce qui concluent chaque partie, monumentaux et renouvelés, nous emportent. Ainsi, pour finir, le grand prélude et fugue – son alla breve – nous réjouissent, au sens le plus fort.
Parfaitement équilibrée, la composition de l’orchestre, jouant évidemment sur instruments d’époque, ophicléide compris, lui permet de traduire tous les sentiments, toutes les situations, avec un art consommé. S’il n’ajoute rien à l’harmonie, qu’il double, l’orgue fait défaut : mais ses jeux, la profondeur de ses graves, ses couleurs, la plénitude des basses nous manquent. Ce sera l’unique réserve.
Au sortir du concert, encore sous le coup de l’émotion, on a oublié les versions enregistrées connues, si belles soient-elles : elles semblent relever d’une esthétique différente, où l’image d’un Mendelssohn romantique quelque peu assagi, classique, voire sulpicien prévaut. Ce soir, rien de tel, c’est le souffle, l’emportement, la passion, la douleur, la violence, mais aussi la béatitude et la joie qui nous ont transporté.
Vite ! un enregistrement s’impose pour permettre au plus grand nombre de découvrir cette page incroyable servie par des interprètes d’exception.
(1) Déjà avec Stéphane Degout, et trois autres solistes, renouvelés ce soir, dont la carrière est connue : Sabine Devieilhe, Stanislas de Barbeyrac et Clémentine Margaine. Forumopéra en avait rendu compte (Dieu existe, Degout est son prophète). (2) Dont 276 sopranos (?), 60 contre-ténors et contraltos, 60 ténors et 72 basses…