Avec La Princesse de Trébizonde, improbable rencontre entre une famille de saltimbanques et un duo de princes père et fils, l’Opéra Théâtre de Saint-Étienne a réservé à son public une belle surprise de fin de saison. Cet hilarant opéra bouffe d’Offenbach, moins connu de nos jours mais qui connut un succès remarquable en 1869 et jusqu’à la fin du XIXe siècle, repose sur la parodie de situations convenues, le pastiche de formes théâtrales et musicales et une bonne dose de dérision et d’humour absurde. C’est une histoire de forains qui gagnent un château à la loterie puis s’y ennuient à mourir et se consolent en rivalisant de jeux de mots ; c’est un jeune prince, Raphaël, qui tombe amoureux d’une poupée de cire – la Princesse de Trébizonde – attraction foraine en réalité remplacée par Zanetta, la fille du saltimbanque Cabriolo, à la suite de son coup de plumeau malencontreux qui a cassé le nez de la figure de cire ; c’est un père princier et autoritaire, Casimir, qui doit finalement céder aux souhaits de son fils amoureux de la jeune Zanetta puisqu’il avait lui-même épousé autrefois « la célèbre plume d’acier », sœur de Paola et Cabriolo.
Jouant avec subtilité sur l’essence du comique – selon Bergson le mécanique plaqué sur du vivant -, les librettistes et le compositeur tissent des parallèles entre les poses figées des statues de cire et celles de l’aristocratie, célèbrent la rébellion du vivant contre l’esprit de système, déjouent les règles de la bienséance de classe et célèbrent les noces de la poésie et de la gouaille. À ce jeu-là, c’est Marie-Thérèse Keller qui remporte la mise : inénarrable Paola, elle lance ses répliques comme au café-théâtre, tout à la fois poissarde et grande dame, romantique et triviale, les pieds sur terre et le cœur dans les étoiles. Conformément à l’usage, les dialogues sont augmentés d’allusions à l’actualité – l’argent, l’éducation, la famille, le mariage (pour tous)… – et chacun s’en donne à cœur joie, notamment Lionel Peintre, excellent Cabriolo.
Waut Koeken a réuni tout ce monde dans un chapiteau, baraque des forains puis immense manège qui tourne comme la roue de la fortune avant de devenir la cage dorée des saltimbanques devenus châtelains. L’animation joyeuse qui règne de bout en bout repose aussi sur l’utilisation des ressources du spectacle de foire, avec paillettes et véritables acrobates, toiles tendues et mystérieuses entrées, jeux de lumières en accord avec la musique, magistralement interprétée par l’Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire, sous la baguette incisive et enjouée de Laurent Campellone. Le spectacle est également dans la salle : lorsqu’un intrus (Sparadrap – réjouissant Antoine Normand -, chargé de veiller sur la « candeur » du prince jusqu’à son mariage) se précipite parmi les rangées de sièges et qu’un personnage altier – le prince Casimir – surgit dans une loge de l’Opéra Théâtre de Saint-Étienne, le directeur en personne vient s’excuser sur scène auprès du public et le chef, s’impatientant, réclame le droit de reprendre – tout cela dans une atmosphère boulevardière qui n’aurait certainement pas déplu à Offenbach.
Le chant, bien entendu, est aussi de la partie – non seulement avec Paola, déjà citée, mais avec le couple charmant que forment Marie Kalinine, sensible et attachant Prince Raphaël, déployant une belle voix de mezzo-soprano dans l’air des tourterelles tout autant que dans les couplets de l’irrésistible morceau d’ensemble « Ah ! J’ai mal aux dents », et la soprano Amel Brahim-Djelloul, délicate Zanetta au timbre clair et à l’émission aérienne. Leurs duos, « Quand un papa part », ou bien « Ô Malvoisie » / « Ô vin de Grèce », séduisent par l’art de donner au texte volontairement ridicule une dimension lyrique proprement émouvante.
L’autre couple, formé de la deuxième fille de Cabriolo, Regina, et de son soupirant Trémolini, est interprété avec brio par la mezzo-soprano Romie Estèves (on songe particulièrement aux couplets « Quand une femme est saltimbanque ») et le ténor Emiliano Gonzalez Toro, voix de velours et belle couleur de timbre – tous deux également excellents acteurs. Le ténor Raphaël Brémard compose un Prince Casimir de belle facture, avec un superbe phrasé et une émission aisée.
On sort joyeux et charmé d’un tel spectacle, et l’on garde longtemps dans l’oreille les airs des ensembles comme « Adieu, baraque héréditaire » (bien loin de l’asile héréditaire de Guillaume Tell !) ou encore le quintette des assiettes (« Tourne, tourne, tourne / En rapide tourbillon »). Comment ne pas être tenté de souhaiter longue vie à la Princesse de Trébizonde, lointaine préfiguration de l’Olympia des Contes d’Hoffmann, que Cabriolo présente comme « merveille de la céroplastie, la seule articulée et médaillée » !