Dès son air d’entrée, « Je suis très tendre et très farouche », une sorte d’évidence un peu magique s’installe : Pierre Derhet est Fortunio. Affaire de timbre (très beau avec beaucoup de chaleur), de phrasés, de diction, de projection, mais surtout de crédibilité. Fortunio est un pur, un tendre, un sincère, il vient de la campagne, dit-il, il rêve d’une femme idéale… « Je mourrai sans une parole le jour où je la connaîtrai… » Toute la finesse de Messager est là, transcrivant le ton doux-amer du Chandelier de Musset.
La difficulté étant de restituer à cette sensibilité, qui pourrait sembler désuète, à ces sentiments qu’on pourrait (à la légère) croire d’autrefois, à cette musique fragile et subtile, leur justesse et leur vérité. Leur fraîcheur. Gageure tenue.
Cette production de 2009 est un miracle de délicatesse et d’équilibre. Et de reprise en reprise, chacune encensée par Forum Opera, sa grâce reste intacte. Denis Podalydès, dont c’était la première mise en scène lyrique, avait compris la mélancolie profonde de la « comédie lyrique » de Messager. Derrière ses faux-airs de vaudeville et les calembours au second degré de Flers et Caillavet, derrière une ironie qu’on qualifie volontiers de bien française, jouant avec les clichés (le barbon berné, « l’homme à bonnes fortunes », la coquette prise au piège de l’amour), derrière cet attirail convenu il y a quelque chose qui touche au cœur : un romantisme à la Werther. Il y a ce personnage, Fortunio, qui se vit comme un étranger, un Caspar Hauser qui n’a pas sa place dans ce monde, incapable de travestir ses sentiments, inapte à vivre ici. Irrémédiablement différent. Fortunio est « à l’âge où l’on croit à l’amour », il est une émanation du Musset de la Nuit de mai, qui à ses côtés voit toujours « un malheureux vêtu de noir qui [lui] ressemble comme un frère.
Un trouble palpable
La réussite, c’est de faire qu’on y croie. Que ce moment où le jeune homme évoque « la vieille maison grise où les jours s’écoulaient sans surprise » ait son poids exact de poésie naïve, mais surtout que la célèbre chanson « Si vous croyez que je vais dire qui j’ose aimer… » soit un pur moment d’émotion, de vérité frémissante et installe sur la scène (et dans la salle) un trouble palpable, quelque chose d’indéfinissable et de suspendu. On pourrait détailler là tout ce dont joue Pierre Derhet, parler de legato, de maîtrise de la voix mixte, de son art d’alléger, de la conduite de la ligne musicale entre des pianissimos impeccablement projetés jusqu’à des forte resplendissants (et de la délicatesse de Marc Leroy-Calatayud et des violons du Sinfonietta de Lausanne), mais l’important est ailleurs : dans ce quelque chose de fugitif et de précieux qui passe comme un souffle.
Le monde de Max Ophuls et de René Clair
D’autres plumes ici ont décrit le pittoresque du premier acte, la petite ville de province où arrivent en garnison de fringants militaires, pressés d’y faire des conquêtes parmi les beautés locales, la Présidente, la Baillive, la Sénéchale… Les costumes de Christian Lacroix dans des harmonies de brun, les chapeaux dûment emplumés, ceux à la Jean-Bart des enfants, les pelisses des messieurs, les pantalons garance des soldats, tout cela dessine un petit monde nostalgique qui n’a sans doute jamais existé ailleurs que chez Max Ophuls (Le Plaisir) ou Jean Renoir. Et si Maître André, le notaire, pourrait être un des clients de la Maison Tellier, Jacqueline, son épouse, est une sœur de la Danielle Darrieux de Madame de… ou de la Michèle Morgan, séduite par le lieutenant Gérard Philipe (Les Grandes manœuvres, René Clair).
Les décors très légers d’Eric Ruf suffisent à évoquer la placette où l’on joue aux boules ou la chambre conjugale avec édredon, tuyau de cheminée qui fume et placard pour comédie de boulevard. La mise en scène de Denis Podalydès semble se souvenir d’un style Comédie-Française, époque Hirsch et Charon, où l’on excellait dans les « comédies à couplets » de Labiche. La composition savoureuse de Marc Barrard (Maître André) en notaire n’y aurait pas détonné. Sa chanson à boire du troisième acte, « Coteaux brûlants,/ Terre des champs », est assez réjouissante dans le style parodique et considérable, juste avant la chanson de Fortunio, et c’est avec subtilité qu’il suggèrera que ce notaire n’est peut-être pas si lourdaud que ça (« Eh ! Ce petit a les larmes aux yeux / Il est, ma parole, amoureux / Comme il le dit. »)
Bonnes fortunes et caleçonnades
Face à Fortunio, se dresse son contraire le Capitaine Clavaroche. C’est lui-même qui se dit « homme à bonnes fortunes ». La caricature papillonnante, preste, très « plus beau plumage de la basse-cour », qu’en dessine Christophe Gay, est servie par un beau ramage de baryton, une projection parfaite et une diction sans faille, comme celle de Pierre Derhet, atouts non négligeables pour l’un et l’autre, tant l’écriture de Messager adhère à la prosodie. C’est l’occasion de saluer le rôle capital du chef de chant, en l’occurrence Marine Thoreau La Salle, dans la restitution de l’esprit de cette musique.
Savoureuses compositions, celles de Philippe-Nicolas Martin (Landry, le cousin clerc de notaire, Don Juan de village) à la chaude voix de baryton, de Warren Kempf (l’oncle notaire) ou de Céline Soudain (Madelon, la camériste de Jacqueline). Claude Cortese, le directeur de l’Opéra de Lausanne, nous faisait remarquer la finesse espiègle de la scène entre Jacqueline et Madelon à l’acte deux, qui semble un pastiche d’opéra-comique du 18e siècle, sur un rythme de menuet ou de passe-pied. Et le chœur des clercs venant offrir des fleurs à l’épouse du notaire semble se souvenir de celui des villageoises des Noces de Figaro (et Fortunio s’y insère comme fait Cherubino…)
Marc Leroy-Calatayud, vrai chef lyrique
Jacqueline, c’est Sandrine Buendia, élégant soprano, très musicienne, dans un rôle aux facettes nombreuses, un peu coquette, un peu mélancolique (très joli, son air du deuxième acte, « Quand on est jeune, on s’imagine que le bonheur n’est pas si court »), un peu rouée (elle a « des yeux candides comme un Credo », dit Clavaroche), mentant effrontément… Les couleurs de sa voix ajoutent une touche de gravité à son personnage, de sorte que si elle se livre à quelques réjouissantes galipettes avec le galant Clavaroche dans le tiroir de son armoire (!) elle semble destinée à l’honnête Fortunio.
Christophe Gay est particulièrement à l’aise vocalement (mais pas seulement) dans ces scènes de caleçonnade, qui culminent dans l’air charmeur du Chandelier, où il convainc Jacqueline qu’un tel garçon « de bonne mine, timide, naïf, emprunté » sera un leurre parfait pour détourner les soupçons du mari.
Ce sont des scènes à l’orchestration constamment légère, changeante, brillante, où l’on admire la netteté, la vivacité, l’à-propos de la direction de Marc Leroy-Calatayud, et son sens du rubato (justement dans cet air du Chandelier, très comédie-musicale). Ce mélange de précision et de souplesse signe le vrai chef de lyrique. Le Sinfonietta réagit au quart de tour.
Les raffinements de Messager
De Fortunio, Poulenc dira : « Jamais l’orchestration de Messager n’avait été aussi raffinée, si parfaite, jamais son sens de la modulation plus aigu ».
Il faudrait dire la merveilleuse orchestration de Messager, ces petits préludes, tel (par exemple) celui introduisant la sortie de l’église (« Ce sermon était excellent, lénifiant, édifiant », chante Maître André…) : les lignes tuilées des violons, les ponctuations goguenardes des bois, les alliages de timbres, tout va très vite, dans une profusion légère de commentaires, de thèmes à peine esquissés, une phrase de clarinette ici, trois pizz des cordes graves là, contrepoint subtil à une écriture vocale s’appuyant sur les inflexions du texte, toute en mélodies souples et furtives, dans un style évoquant celles de Reynaldo Hahn ou de Fauré… La conversation en musique virtuose entre Jacqueline et Clavaroche s’interrompt le temps d’une mélodie délicieuse (sur « Malgré tout, malgré vous, / L’amour, ce gentil maître, / Saura faire reconnaître / Son pouvoir quelque soir…», etc.) qu’un autre que Messager aurait étirée à n’en plus finir, mais qui, chez lui, à peine dessinée, s’efface et disparaît avec désinvolture.
Un petit frère de Werther
Mais, après les débuts vaudevillesques de cette comédie en musique, c’est le dernier acte qui réserve les plus grandes surprises. Déjà la dernière réplique de Fortunio au troisième, « Juste ciel, il est son amant ! », sans nul doute référence, avec sa ponctuation orchestrale violente, au « Un autre, son époux ! » de Werther, avait annoncé la couleur tragique du quatrième.
Lancé par un long récitatif accompagné (avec d’ailleurs un « Hélas ! Je fus cruelle, et faible, et lâche, et je me fis un jeu de son amour… » qui par parenthèse rappelle terriblement le « Oui, je fus cruelle et coupable, mais rappelez-vous tant d’amour » de Manon…), l’air de Jacqueline « Lorsque je n’étais qu’une enfant » sera l’un des plus beaux moments de Sandrine Buendia : la mélancolie d’une vie manquée, les désillusions, les choix hasardés, tout cela, Messager le dit en une longue phrase serpentine montant insensiblement (ou plutôt, sensiblement) vers le sommet de la tessiture, semblant mettre un point d’honneur à n’insister jamais, à ne pas se répéter, avec une élégance qu’il semble avoir en commun avec un Reynaldo Hahn. Sandrine Buendia en fait un beau moment d’intimité et d’effusion retenue, laissant admirer un registre supérieur d’une belle lumière.
Un roulement de timbales et un grand tutti à la Massenet introduiront le grand duo final. Et c’est un trilogue qui va s’installer : aux emportements lyriques de Fortunio, à la retenue de Jacqueline (un quasi parlando), répond un troisième acteur, l’orchestre, constamment varié : ponctuations nasales des bois, brèves incises amoureuses des cordes, il semble que ce qui s’exprime dans la fosse, c’est le non-dit, ce sont les arrières-pensées des deux amants (qui ne l’auront pas été).
Là, on va voir Pierre Derhet montrer d’autres ressources : intensément lyrique dans le début de son air, très chantant et très « opéra-comique » (son « Oui, j’avais fait ce rêve fou ! » semble faire pendant au « Oui ! j’avais écrit sur le sable… » de Des Grieux), il montera à un sommet d’expression dans son « Faites que je puisse encore souffrir ! » d’une écriture beaucoup plus âpre, juste avant qu’il ne « se pâme » (dixit Jacqueline).
Non moins exaltée, Sandrine Buendia s’enflammera à l’unisson avec lui dans la reprise de cette mélodie certes un peu facile mais irrésistible, de celles que les spectateurs pouvaient chantonner en 1907 en sortant de la Salle Favart.
À l’opéra-comique, on meurt souvent à la fin. Pas ici. Le vaudeville reprendra sa place à l’extrême-fin avec la réapparition du vieux mari berné et du Capitaine qui ne l’aura pas moins été. « Si je pouvais avoir l’air bête, je l’aurais probablement en ce moment ! » chantera Clavaroche…
Est-ce dû aux nombreuses prises de rôle (pratiquement toute la distribution), à la jeunesse enthousiaste du chef, au petit miracle de cette musique, cette reprise est d’une merveilleuse fraîcheur, très bienfaisante.
Le jour de la première, il restait quelques places, pas beaucoup. À bon entendeur…