A une époque ancienne et bénie, nous avons eu la chance d’entendre Lise Davidsen en vrai : c’était, la première fois, à l’occasion des célébrations du 90e anniversaire de Decca, dans un petit théâtre parisien où les moyens immenses de la jeune soprano sonnaient comme un séisme dans un boudoir, et la deuxième fois, à la Philharmonie, où la voix passait la rampe avec une facilité rarement entendue dans cette salle. Ce qui nous avait frappé, pourtant, c’était avant tout la maturité de l’artiste, refusant de cultiver le volume pour le volume et de n’être qu’une culturiste du chant. Si elle a tout – ambitus, ampleur, technique, qualités de souffle et d’émission – pour délivrer des performances impressionnantes, Lise Davidsen a déjà l’intelligence et la personnalité pour œuvrer en musicienne, et faire entendre sa singularité. Singularité d’un timbre clair et moelleux, de ceux que l’on s’attend à retrouver du côté des sopranos lyriques plutôt que chez les sopranos dramatiques et qui donne à tout ce qu’il touche une revigorante jeunesse. Singularité d’une expressivité sobre et discrète, attentive aux mots mais réticente à en exacerber les affects.
C’est plus de qualités qu’il n’en faut pour justifier un début de carrière fulgurant, et une place bien méritée au rang des « Met Stars » invitées depuis le mois de juillet à donner, confinement oblige, douze récitals délocalisés, disponibles en VOD.
Après Roberto Alagna et Aleksandra Kurzak, et avant Joyce DiDonato, c’est donc un programme généreux (environ 80 minutes) et disponible pendant 12 jours, que propose la soprano norvégienne avec le pianiste James Baillieu. Depuis le décor néo-gothique de l’Oscarshall d’Oslo, Davidsen entonne deux extraits de Tannhäuser avec une énergie et une force que l’absence de public ne bride aucunement. La suite du programme, composée de mélodies de Grieg, s’accommode quant à elle parfaitement du format imposé : les inspirations populaires qui imprègnent « Ved Rondane » comme les raffinements du « Cygne » trouvent dans ce cadre intimiste un écrin idoine, qui, sans en étouffer l’intensité (Sibelius le prouve un peu plus tard, notamment l’élégiaque « Var det en dröm ? »), rend ces pièces, souvent écrites pour des salons, à leurs dimensions originelles.
Dans les années 1960 et 1970, Fischer-Dieskau avec Gerald Moore, Christa Ludwig avec Bernstein, ont été filmés dans ce qui ressemblait à des antichambres de grandes demeures bourgeoises, interprétant sans public Schubert et Brahms ; si les décors peuvent sembler kitsch, la substance même de ces Lieder est trouvée dans ces vidéos : pas des miniatures, pas des sucreries divertissantes, mais des œuvres de la confidence et du non-dit, trouvant leur vérité dans les demi-teintes, les nuances, les silences et, parfois même, (on tremble de le dire quand la fermeture des salles est si frustrante pour les spectateurs et si grave pour tant d’artistes) l’absence de public.
Lise Davidsen © Metropolitan Opera’s Met Stars Live in Concert
Le contraste avec « Morro, ma prima in grazia », dans lequel Davidsen se lance avec une véhémence et une messa di voce qui donnent envie de l’entendre plus souvent dans le répertoire italien (plus tard, « Sola, perduta, abbandonata » nous fera confirmer ce souhait), n’en est que plus fort. Richard Strauss occupe une grosse moitié de la deuxième partie du récital (pas d’entracte ici, bien entendu, mais quelques pauses permettant aux artistes de récupérer trois minutes, pendant lesquelles des commentaires et interviews sont diffusés) : les grandes arches d’ « Es gibt ein Reich », l’attente à la fois passive et anxieuse de « Ruhe meine Seele », la ferveur de « Cäcilie » et la tendresse de « Morgen », où la complicité avec le piano de James Baillieu trouve son acmé, offrent un tour d’horizon parfait, à la fois de l’inventivité mélodique et harmonique de Strauss et des affinités de Davidsen avec cette musique, dont elle manie les clairs-obscurs avec le plus grand naturel. En fin de programme, les mélodies de Kalmàn, de Landon Ronald et d’Ernest Charles et « I could have danced all night » sonnent un peu appliquées, mais l’essentiel était ailleurs : avant de retrouver le plaisir des salles de concert, le plaisir, presque aussi grand, d’un récital original et inédit ne peut pas se bouder !
Lien pour le visionnage (payant et disponible jusqu’au 9 septembre) : https://metstarslive.brightcove-services.com/events/6168654184001