Dans le cadre du Festival de La Chaise-Dieu, Michaël Levinas, devait donner au Temple du Chambon-sur-Lignon, un programme Beethoven. Qui pourra se plaindre de l’annulation puisque c’est l’occasion de la création de Espenbaum, huit mélodies sur des poèmes de Paul Celan pour soprano, harpe et piano ? Michaël Levinas entretient une relation privilégiée, ancienne, à la voix. Ses ouvrages lyriques, son oratorio en témoignent. Il avait découvert le lieu à l’occasion de la reprise de sa Passion selon Saint Marc, une passion après Auschwitz, il y a deux ans, dans le cadre du Festival. Il a émis le souhait que « la totalité du cycle [Espenbaum, « le tremble » en français] soit créé au Chambon-sur-Lignon, haut lieu de mémoire, pour lequel [il est] concerné par son histoire personnelle et familiale », car les « thèmes qui sont au cœur de la langue poétique de Paul Celan sont comme un écho aux intonations de la souffrance, de la prière et de la résistance juives ». On se souvient qu’avant même le déclenchement de la seconde guerre mondiale et jusqu’à son terme, le village, ses pasteurs et les habitants du plateau cévenol sauvèrent des centaines d’enfants juifs, au risque de leur propre existence.
En première partie, deux pièces instrumentales encadrent quatre mélodies liées à cette thématique. Commençons par souligner la qualité exceptionnelle de la talentueuse Anaïs Gaudemard, manifeste, dès la prouesse de la transposition de la sonate en la mineur, K109, de Scarlatti. La plénitude du son, la délicatesse du toucher, la conduite des lignes font (re)découvrir ce bijou. La harpe participera ensuite à la seconde partie, accordée à un quart de ton du clavier, auquel elle est associée pour la moitié des lieder du cycle Espenbaum, générant une résonance harmonique singulière, qui participe à l’étrange climat sonore.
« … crier mon mal me faut toute la nuit » sur lequel s’achève le poème de Louise Labé aurait pu être retenu comme intitulé du programme. Premier des deux lieder de Viktor Ullmann, très rares au concert, Claire Vénus, qui erres par les cieux, chanté en français, sera suivi de First meeting (de Percy Mac Kaye, en anglais), dont le sens est amplifié dans ce cadre. De Ravel, Kaddisch, même réduit au piano, conserve intacte sa puissance expressive. Sans doute la meilleure introduction au cycle attendu. Encore que l’ample prélude en ut dièse mineur du second livre du Clavecin bien tempéré, mélancolique, avec son balancement ternaire, magnifiquement interprété par le compositeur se voie dévolu cette fonction.
L’œuvre de Celan a fasciné nombre de compositeurs (Michaël Levinas, bien sûr, mais aussi Michael Nyman, Thierry Machuel, Philip Herschkowitz, Nikolaus Schapfl…). La « Passion après Auschwitz » s’achevait par deux mélodies sur ses poèmes. Ce sera le point de départ du cycle, qu’elles concluent. Associées à deux autres – composées pour le festival Messiaen au pays de la Meije – et complétées par quatre nouvelles, elles forment l’oeuvre que nous découvrons ce soir *. Les poèmes, transparents comme le cristal, diffractent leur lumière de sorte que leur sens sollicite un regard toujours renouvelé, approfondi. Tous portent l’empreinte de l’Holocauste, en filigrane, ou clairement suggérée. Le cycle est profondément unitaire, et tout aussi varié. Le traitement du texte, magistral, est toujours intelligible pour le germanophone. Mais, miracle, l’écriture, la projection associée à une diction exemplaire, assortie à une palette expressive riche en couleurs, permettent à tous les auditeurs d’accéder au sens profond. Si le piano et la harpe – pour quatre pièces – sont au service de cette expression, le n°2 (Psalm), et l’ultime (Espenbaum) chantés a cappella, sont prodigieusement émouvants. Echo lointain de la cantillation hébraïque, la déclamation, assortie de fulgurances et de répits désespérés, exige un engagement et des qualités vocales hors du commun. Comme s’ils ne devaient plus jamais s’exprimer ensuite, chacun des interprètes se livre sans retenue, au point que l’on sort abasourdi, halluciné, conscient d’avoir vécu un moment d’une intense émotion partagée, pour une œuvre majeure, appelée à faire date.
Marion Grange, créatrice des deux mélodies les plus anciennes, puis de celles données à La Meije, prête sa voix à cette nouvelle création, amplification, à cet approfondissement auquel nous convie Paul Celan. Nul doute que le compositeur les ait destinées à la jeune cantatrice : la voix et l’écriture sont en harmonie idéale. Au sommet de son art, Marion Grange fait plus qu’impressionner : elle incarne ses textes avec une vérité et une urgence dramatique exceptionnelles. Déjà dans les quatre mélodies de la première partie, elle avait donné la mesure de son talent. L’égalité des registres, des graves profonds (on identifiait une mezzo dans Mahler), des aigus clairs, aisés, une conduite de la ligne qui force l’admiration, et surtout une diction magistrale, projetée à souhait : la fraîcheur et les ténèbres. Nul ne peut rester insensible à cette très grande voix. Le même programme sera donné, par les mêmes interprètes, le 2 mars 2021 à la Philharmonie de Paris. Marion Grange devrait chanter Marie-Madeleine dans la Passion selon Saint-Marc, une passion après Auschwitz, la veille, au même endroit ( à moins que cette manifestation ne soit remplacée par Espenbaum ?) : à ne laisser passer sous aucun prétexte.
*édition attendue chez H. Lemoine.