Créée tant bien que mal après des modifications rendues nécessaires par la mort du castrat vedette, La Salustia dans sa version originale avait disparu des scènes jusqu’à sa résurrection partielle – des coupes nombreuses – à Montpellier en 2008. En différé sur le calendrier du tricentenaire de la naissance de Pergolesi, perturbé en 2010 par la brutale diminution des subventions du ministère, la voici proposée à nouveau à Jesi en intégralité et dans une production nouvelle qui rend pleinement justice au premier opera seria d’un jeune homme de vingt et un ans.
L’intrigue repose sur les menées de l’impérieuse Giulia, qui n’admet pas d’avoir perdu son rang d’impératrice au profit de sa belle-fille Salustia et n’a de cesse d’obtenir que son fils, l’empereur Sévère, la répudie, au grand dam du père de Salustia qui dès lors complote pour l’assassiner. Informée de ces projets Salustia fera échouer les deux attentats, sauvant ainsi la vie de son ennemie et obtenant par là que son père puisse trouver dans l’arène la chance d’être gracié. Désarmée par cette magnanimité, Giulia s’effacera devant la jeune impératrice, exemple d’amour et de vertu.
On aura noté que l’empereur mari de Salustia ne semble pas intervenir. En fait, il aime son épouse mais il doit son trône à sa mère et face à celle-ci il ne fait pas le poids. La gaucherie de ses attitudes ou son lien étroit avec une poule apprivoisée expriment directement le mal-être de ce velléitaire aux prises avec un statut trop grand pour lui. Chacun des chanteurs, du reste, donne à son personnage autant de relief que possible, même en ce qui concerne Albina et Claudio, les seconds rôles. Ils jouent ainsi le jeu que leur suggère une Juliette Deschamps particulièrement inspirée. L’ambitieux Marziano a beau bomber le torse il n’en tombe pas moins à genoux pour un cunnilingus à son ennemie Giulia, avec laquelle il entretient un rapport de trouble sensualité et qui unit les chatteries et la violence d’Agrippine à la luxure de Messaline. La metteuse en scène s’est-elle inspirée du feuilleton télévisé Rome ou de La vie des douze Césars ? En tout cas le résultat est patent : la succession des récitatifs et des airs n’est pas, comme trop souvent, un morne pensum, mais un flux ininterrompu où circule la sève des passions, si bien que dans cette version longue on ne sent pas le temps passer. Depuis Era la notte, le talent et la personnalité de Juliette Deschamps ne cessent de s’affirmer, et cette production révèle une maitrise qui laisse béat.
Ce travail s’appuie sur le décor unique de Benito Leonori, qui érige en fond de scène un monument dont le sommet porte la trace des outrages du temps ou des vicissitudes de l’histoire, sans que l’on puisse en décider, et dont la base sert d’appui aux graffiti qui vont se succéder avec les péripéties. Entre les deux, des galeries bordées d’arcades tiennent des déambulatoires d’un Colisée dont les ouvertures forment autant de loges d’ où l’on peut voir et être vu, et même épier à la dérobée. Cette atmosphère de théâtre dans le théâtre n’a rien de pesant ni de convenu : références et réminiscences sont au service d’une approche contemporaine de l’œuvre, aussi éloignée de la reconstitution pseudo-historique que d’un esthétisme complaisant. Des galeries, on peut observer l’espace en plan incliné au pied du monument, abords d’un palais ou place publique où un grand lustre baroque git en face de laissés pour compte endormis dans la rue. Les costumes de Vanessa Sannino contribuent eux aussi à l’atmosphère d’indécision temporelle et de théâtralité, des vêtements modernes aux paniers de Giulia, des habits XVIII° siècle de Sévère à ses baskets, du turban d’un Claudio sorti du cadre d’une miniature indienne, sans que jamais ces associations risquées induisent de cacophonie. Ce n’est pas le moindre charme du spectacle que ces écarts dosés et gérés magistralement.
Dans cet univers reconnaissable et indéfinissable, l’opéra de Pergolesi s’insère et s’épanouit. Dès l’ouverture, Corrado Rovaris entraine les musiciens de l’Accademia de I Virtuosi Italiani, qu’il dirige depuis le clavecin, avec une détermination qui ne faiblira pas, sans rien sacrifier de la veine sentimentale et en soulignant fermement les audaces de l’écriture du jeune compositeur, en particulier son usage des dissonances. Les instrumentistes répondent comme un seul homme ; l’éloquence et la cohésion des cordes vont de pair avec la maitrise des vents, cors, bassons et trompettes. Ce plaisir musical accompagne fort heureusement un plateau à la hauteur des enjeux.
Respectivement Claudio et Albina, Maria Hinojosa Montenegro et Giacinta Nicotraont de la présence et des voix agréables, suffisantes pour leur emploi. Vittorio Prato, jeune baryton à la voix étendue, a été préféré au ténor prescrit ; il se tire haut la main des difficultés vocales du rôle de Marziano, en particulier de l’air du troisième acte. Entendu il y a quelques années à La Fenice, Cesar Florin Ouatu a beaucoup progressé et son Sévère le situe à un rang très élevé dans la hiérarchie des contre-ténors, par la fermeté de la projection, l’homogénéité du timbre, l’étendue, la clarté et la rapidité. Dans le rôle de Giulia, mère abusive et femme frustrée prête à tout pour parvenir à ses fins, Laura Polverelli est féline et brutale à souhait ; vocalement très en forme elle brule les planches et donne à son personnage une force qui subjugue. La malheureuse Salustia, l’innocente en butte aux avanies de sa belle-mère, trouve en Serena Malfi la plus séduisantes des interprètes. Travesti délicieux en 2010, elle prête à l’héroïne une dignité modeste et une sensibilité vibrante dont sa voix est le vecteur, toujours aussi souple, caressante et délicatement ambrée. Elle n’est pas le moindre des atouts d’une production dont la conception raffinée nous a conquis et où la symbiose entre théâtre et musique est une éclatante réussite.