Miranda. « Celle qui doit être admirée », en latin. Alors qu’on lui doit toute une galerie de personnages féminins d’une richesse et d’une complexité inoubliables, Shakespeare ne s’est guère intéressé au seul de La Tempête. La fille de Prospero n’est qu’une enfant naïve dont on sait finalement peu de choses ; la prendre comme héroïne, c’est avoir la liberté de lui construire la personnalité que son créateur n’a pas cherché à lui donner. En proposant Miranda, l’Opéra-Comique s’inscrit néanmoins dans une longue tradition, La Tempête n’ayant cessé de susciter toutes sortes d’adaptations et réécritures lyriques : on pense à Die Geisterinsel, livret mis en musique trois fois entre 1798 et 1805, au pasticcio The Enchanted Island monté au Met, ou à The Tempest, qui valut un beau succès à Thomas Adès. C’est surtout entre 1667 et 1695 que les compositeurs se bousculèrent en Angleterre, comme l’ont rappelé divers concerts et disques récents. Dans Miranda, on trouve finalement très peu de musique directement inspirée par La Tempête, mais Raphaël Pichon n’a eu aucun mal à trouver chez Purcell tout ce qu’il lui fallait pour fabriquer un « semi-opéra » tout neuf (sur la quarantaine de morceaux convoqués, on trouve seulement huit pièces dues à d’autres plumes. Et comme promis – voir l’interview qu’il nous avait accordée en juin –, il n’y a là que de l’assez peu fréquenté, à l’exception du tube qu’est « Let me weep », emprunté à The Fairy Queen.
Celles qui auraient dû être admirées, ce sont la librettiste Cordelia Lynn et la metteuse en scène Katie Mitchell. Force est pourtant d’avouer une certaine réticence. D’abord, parce que tous les ouvrages scéniques de Purcell font coexister le sublime et le grotesque, et que cette loi est ici totalement oubliée : Miranda est d’un bout à l’autre placé sous le signe de la souffrance, celle du deuil ou de la haine. Peut-être Raphaël Pichon a-t-il ici sa part de responsabilité, en n’ayant inclus aucune page légère ou brillante ; mais le moyen de faire autrement face à un tel rempart de féminisme vindicatif ? Dans Miranda, les hommes sont tous des salauds, des être veules ou tyranniques, et l’héroïne, qui nous répète trois fois au cours de la soirée qu’elle a été « exilée, violée, et mariée alors qu’elle était encore enfant », ne suscite pas forcément l’empathie qu’il faudrait. Dans l’histoire de cette virago revancharde, pas une once de distance, pas la moindre pincée de second degré. L’humour est une qualité britannique, mais sans doute pas une qualité féministe. Les paroles réécrites semblent parfois jurer un brin avec le caractère de la musique. Et Katie Mitchell, à qui l’on doit plusieurs spectacles bouleversants, ne nous propose ici qu’un long enterrement de première classe, un règlement de comptes dans un temple protestant en béton, puisque Miranda n’a rien trouvé de mieux que de se faire passer pour morte afin de dire leurs quatre vérités à tous ces pleutres de mâles qui l’entourent.
© Pierre Grosbois
Heureusement, il y a la musique. Heureusement, l’ensemble Pygmalion joue et chante admirablement, dans cette veine doloriste exclusivement cultivée. Dès l’ouverture, les instruments pleurent dans la fosse, et l’on aimerait entendre dans nos églises des chœurs aussi magnifiques que cette assemblée de fidèles venus porter Miranda en terre. Celle qu’on devrait pouvoir admirer, c’est Kate Lindsey, mais il n’est pas sûr qu’elle possède toutes les qualités requises. C’est seulement dans la dernière partie du spectacle que la voix acquiert enfin la projection nécessaire : jusque-là, on entend des graves quasi-parlés et un médium un peu flou, où le texte se distingue mal. Rien de tel avec Katherine Watson, qui excelle dans son rôle d’épouse brimée, et dont la voix claire mais émouvante sait ciseler les mots ; à une telle interprète, il n’est que justice d’avoir confié « The Plaint ». Allan Clayton a amplement de quoi s’imposer vocalement, si Ferdinand n’était pas un personnage sacrifié. Quant à Henry Waddington, une annonce préalable avait révélé qu’il ne ferait que mimer son rôle, et l’on doit à Alain Buet d’avoir sauvé la soirée en chantant depuis la fosse, d’une voix toujours solide, et aussi assurée que le permettait une mise en place tardive. Timbre aussi immédiatement identifiable qu’à l’accoutumée, Marc Mauillon est un pasteur bienveillant mais qui se borne à offrir à ses ouailles les consolations de son ministère. Et comme son premier disque l’avait montré, le tout jeune Aksel Rykkvin a déjà une voix virtuose, dont les sonorités sont plus celles d’une femme adulte que d’un soprano enfant.