Cinq ans, jour pour jour, après Faust, Gounod créait Mireille. Non point anecdote, mais marque de son attachement à cette œuvre singulière, drame sentimental, social. Le compositeur y a mis tout son art, sa sensibilité, son amour de la Provence où il aura passé les jours les plus heureux de son existence. Les plus anciens se souviennent de la révélation ensoleillée que fut l’enregistrement en trois vinyles que nous offrit, après Jules Gressier, André Cluytens en 1954, au Festival d’Aix-en-Provence. Pour autant l’ouvrage, malgré ses ardents défenseurs, de Michel Plasson à Marc Minkowski, est trop rarement illustré sur nos scènes pour ne pas laisser passer l’occasion de le retrouver à Metz, où Paul-Emile Fourny l’a programmé et le met en scène.
A un moment où l’homme s’est éloigné plus que jamais de ses sources, de la terre nourricière, comme il croît s’être affranchi des contraintes de la nature, on relira avec bonheur le poème provençal, épique et pastoral, traduit en français par Mistral lui-même. Si le livret de Carré ne conserve que quelques scènes principales, réduit la dimension merveilleuse, ampute, il a eu le mérite de susciter ce bijou, dont les faiblesses sont rares. Les amours contrariées de Mireille et de Vincent sont le prétexte aux évocations d’une Provence idéalisée du passé. Les idées généreuses de 1848 imprègnent la relation entre Ramon et Ambroise, comme la rivalité entre Vincent et Ourias. Mais c’est le propre du génie d’être plus riche qu’il ne croit l’être : Mireille dépasse évidemment la Provence traditionnelle et son folklore.
La mise en scène de Paul-Emile Fourny, reproduit agréablement le décor attendu, avec son lot de surprises, et sert avec efficacité le jeu de chacun, malgré quelques coupures (les récitatifs parlés, la cantilène de Mireille qui suit l’air du berger…) sans grandes conséquences. Elle oscille entre un réalisme quasi littéral (la scène devant les arènes d’Arles) et son épure, stylisée (le Rhône, la Crau, réduite à un soleil brûlant et à un arbre mort). La magnanerie et les mûriers où s’affairent les jeunes filles du chœur d’entrée sont la figuration d’un atelier de tissage – de soie, évidemment – dont le fil rouge participera à la confection de la somptueuse robe de Mireille (The Red Dress, de Kristie McLeod). Il faut saluer à ce propos la réussite des costumes conçus par Giovanna Fiorentini, dont on a déjà souligné tout l’art. La spontanéité et la fraîcheur gouvernent la lecture. Tout juste peut-on regretter que les traits des « méchants » aient été exagérés, sans que ce parti pris renforce la dimension tragique du drame. Ourrias, le gardian, est-il suffisamment sot pour que sa rencontre avec Mireille tourne à une brutalité qui ne peut que se retourner contre lui ? La gifle du père à sa fille (il la retient dans le livret), les violences physiques à l’endroit d’Ambroise ne sont-elles pas redondantes ? En comparaison, la férocité du combat entre Ourrias et Vincent paraît convenue. Réglée par Aurélie Barré, bienvenue est l’intervention des danseurs, au-delà de la farandole et des scènes de foule, dans leur incarnation des filles fantomatiques du Rhône. Servis par les lumières fortes et raffinées de Patrick Méeüs, les décors de Benito Leonori ont toute la séduction attendue et constituent l’écrin approprié à l’action.
Essentielle est l’exigence de diction, attachée à cet ouvrage plus français que tous, par ses nuances délicates, par ses couleurs, par sa suavité comme par son émotion, et nous serons comblés par la plupart des chanteurs. Toute l’équipe réunie pour la circonstance est familière de la scène messine, à l’exception de Ana Fernandez Guerra, belle Vincenette. Une des difficultés de l’ouvrage réside dans l’adéquation du rôle de Mireille («Mireille était dans ses quinze ans », Livre I) comme celle de Vincent (« il n’avait pas encore 16 ans », écrit Mistral). Les exigences vocales et dramatiques interdisent l’emploi de très jeunes chanteurs. Encore faut-il que la fraîcheur, la spontanéité juvénile soient traduites efficacement. Gabrielle Philiponet et Julien Dran répondent fort bien à ces critères. Le rôle de l’héroïne est exigeant par la variété et la diversité des expressions, il relève autant du soprano léger (« Le ciel rayonne, l’oiseau chante ») que du soprano dramatique dans les scènes finales. Au caractère bien trempé malgré sa jeunesse, cette Mireille nous touche dès son entrée et son premier duo avec Vincent, la chanson dialoguée de Magali, « Trahir Vincent », résolu et exalté, particulièrement dans sa vaine supplique auprès de son père. Son jeu est aussi convaincant que son chant. Julien Dran, qui, enfant, avait été le petit berger, est Vincent, dans une prise de rôle accomplie*. Avant même ses qualités vocales indéniables, c’est la sincérité de son chant qu’il faut souligner. La voix, sûre, ample, conduite avec art, et son jeu traduisent bien l’évolution du jeune amoureux à la maturité nourrie des épreuves qu’il lui faut traverser pour accompagner Mireille dans son ascension finale. Ourrias, l’amoureux éconduit, violent, tourmenté, est confié à Régis Mengus, dont on connaît les qualités. Si la direction d’acteur lui impose dès son « Si les filles d’Arles sont reines » une violence mal contenue, qui se traduit par une certaine instabilité, le chant convainc au fil des scènes, de l’affrontement avec Vincent, vocalement admirable, à son errance désespérée au bord du Rhône, formidable second tableau du III. Ramon, le père de Mireille, est l’image du pater familias romain, maître incontesté, grave, voire sentencieux dans ses propos, enfermé dans ses certitudes. Ici, la simplicité du patriarche conservateur se mue en une domination absolue, violente, sur les siens. Pierre-Yves Pruvot a la voix sonore, puissante, mais il force le trait, au point de réduire souvent le personnage à une caricature : son ample et constant vibrato, l’émission inégale desservent le rôle.
Vikena Kamenica est une révélation dans son incarnation de Taven : la sorcière bienveillante, dans la moindre de ses interventions, s’y montre magistrale. Le mezzo charnu, sonore, à la ligne soutenue, intelligible, promet une Suzuki de haut vol à la rentrée prochaine. La touchante Vincenette est servie par le beau mezzo d’Ana Fernández Guerra à laquelle la partition ne confère guère de consistance. Bertrand Duby nous vaut un Ambroise digne, humble et noble. Une mention spéciale pour le pâtre que chante Albane Lucas (à moins que ce ne soit Jade Schoenhenz-Kzink ?). « Le jour se lève » est d’une pure beauté. La voix fraîche n’a pas encore l’ampleur de celle des solistes aguerris, et c’est bienvenu, d’autant plus émouvant dans ce contexte de violence douloureuse. Mais pourquoi lui faire conduire un tout petit mouton à roulettes ? N’y avait-il pas d’autres moyens de caractériser le personnage ? Les ensembles sont réglés avec minutie,comme les nombreuses interventions du chœur.
« L’orchestre est beau à faire » écrivait Gounod achevant la partition…David Reiland – qui a dirigé Cinq-Mars et Faust – est chez lui, avec ses musiciens, pour une œuvre qu’il défend avec conviction. La tendresse caressante des cordes, l’animation, la vigueur ne se démentiront jamais, comme le charme, la simplicité, l’intimité et la ferveur. Les bois et les cors, particulièrement, chantent remarquablement, dès le solo de clarinette en contrepoint de la Chanson de Magali, le cor dans l’accompagnement d’Ourias, dans la scène du Rhône, la musette du pâtre à son tour. Le bonheur est là.
* Julien Dran sera Faust à Limoges, à la rentrée.