De ce spectacle, vu en 2007, reprise d’une création de 2005, nous avions gardé un souvenir mitigé, la séduction visuelle du décor et des lumières ne palliant pas les faiblesses de la mise en scène. A le revoir, le souvenir se confirme, comme on le craignait. Le nouveau programme de salle reproduit les déclarations de Brigitte Jaque-Wajeman, révélatrices d’une conception de l’œuvre pour le moins discutable. Ainsi elle affirme que « Don Giovanni n’est pas un violeur » et qu’il n’y a « pas d’échec dans cette dernière journée de Don Giovanni ». Reprenant une aberration hélas largement répandue elle montre Donna Anna répondant aux caresses de son agresseur, quand rien dans le livret ou la musique ne le justifie, et elle interprète l’acharnement qu’elle met à le poursuivre comme la volonté d’anéantir la cause de son trouble, évidemment sexuel. Ce n’est pas le moins surprenant qu’une femme adhère à cette vision déformante du personnage qui fait du criminel (selon les créateurs) un héros fascinant voué à une mission d’initiation au plaisir, et pourrait conduire à penser qu’au fond les femmes violées n’attendent que ça ! Quand elle fait de Leporello le compagnon d’orgie de son maître, Madame Jaque-Wajeman se rend-elle compte que cela rend oiseux le « Notte e giorno faticar » de la première scène ? Bref, aujourd’hui comme hier, son approche de l’œuvre semble bien superficielle, ce qui explique sans doute que les chanteurs les moins aguerris semblent livrés à eux-mêmes et ce qui ne favorise pas vraiment la vie dramatique.
Celle-ci on la trouve heureusement dans la fosse. Certes la direction d’Attilio Cremonesi, longtemps assistant de René Jacobs, n’apporte pas toutes les satisfactions escomptées. D’abord parce qu’un chef, même formé à l’école baroque, ne peut donner à un orchestre « moderne » les couleurs des instruments anciens. Sans doute les musiciens de l’orchestre du Capitole allègent-ils au maximum et leur sonorité est tout autre que décevante, avec des vents virtuoses. Mais de multiples micro-décalages entre la fosse et le plateau amènent à se demander si l’on a manqué de répétitions ou si le chef, qui se montre attentif et précis dans les indications aux chanteurs, appartient à la catégorie des directeurs qui peinent à conserver les tempi, ce qui expliquerait aussi la prudence et l’allure parfois empruntée de certains interprètes à l’œil rivé sur la fosse. Et pourtant le mouvement, ni trop lent ni trop précipité, porte le drame à l’échéance avec une éloquence qui sonne juste.
Les décors d’Emmanuel Peduzzi ont gardé toute leur séduction, même si la signification de ces arbres qui au fil de l’œuvre s’arrachent au sol pour finir dans les cintres nous échappe toujours. Ils sont mis en valeur par les lumières de Jean Kalman qui joue avec eux pour composer des tableaux dont l’esthétisme n’empêche pas la pertinence. Ainsi en est-il de la frondaison qui surplombe la scène dont la profondeur apparait comme une trouée dans les feuillages : elle fait de la salle obscure un antre, installant l’idée de la présence d’un prédateur tapi, qui chasse en lisière de la forêt que l’on découvrira bientôt et à l’orée de laquelle on ne cessera de rôder. Il n’y a pas de contradiction entre ce dehors et le dedans de l’œuvre, plaisir des yeux et du sens sont réunis.
Du plateau de 2007, qui nous avait comblé, reste Tamar Iveri qui chante à nouveau Donna Anna. Plutôt placide alors, elle a gagné en aplomb scénique. Las, la voix si pure qui lui avait permis d’incarner au même endroit une Fiordiligi mémorable s’est élargie, alourdie, et l’extrême aigu est devenu si tendu que l’émission difficile rend alors le texte quasiment incompréhensible. Ses compagnes d’infortune sont heureusement plus en voix. La Zerlina de Vannina Santoni est toute joliesse et toute spontanéité ; on lui souhaite de garder longtemps cette fraîcheur apparente ; elle chante avec goût et sans forcer ses moyens. La plus intéressante à nos yeux est l’Elvira de Maïté Beaumont ; sa Rosina ne nous avait pas conquis, mais elle trouve ici le ton juste pour ce personnage dont Mozart et Da Ponte voulaient qu’on rie : la dévote un peu mûre saisie par le démon de la chair. Elle chante le rôle avec l’emphase légère idoine à un personnage d’amoureuse qui parodie, avant Dorabella, les héroïnes d’opéra seria et dont l’air d’entrée, pour émouvante que soit la détresse qu’il révèle, confirme par ses outrances l’appartenance au comique en tant qu’extravagante. Elle peut aller sans crainte dans cette direction, qui était celle choisie par les auteurs.
Chez les hommes, le Masetto d’Ipca Ramanovic, un peu effacé scéniquement, a les qualités de sa Zerlina, émission facile, musicalité et physique avenant. Le Commandeur d’Alexey Tikhomirov est impressionnant, comme il se doit, aussi bien physiquement que vocalement. Plus à son aise que dans Rossini, Dmitry Korchak est quasiment idéal en Don Ottavio, qui conserve ses deux airs, à quelques notes aiguës un peu tendues. Le Don Giovanni de ces dames trouve en Christopher Maltman un interprète qui nourrit le personnage de l’énergie nécessaire et semble n’avoir aucune difficulté notable ; sans avoir le sex appeal torride d’Ildebrando d’Arcangelo, son prédecesseur dans le rôle, il est néanmoins très convaincant scéniquement, et même si l’on pourrait souhaiter quelque coloration vocale supplémentaire, son aplomb emporte l’adhésion. Heureusement pour lui, car son serviteur Leporello se pose ici en rival du rôle-titre et l’emporte du reste à l’applaudimètre. C’est une performance exceptionnelle qu’accomplit sous nos yeux Alex Esposito ; d’une souplesse physique digne d’Arlequin il incarne le personnage de tout son corps, devenu l’expression d’une colère, d’une exaspération qui ne se contiennent plus. Le rôle y gagne un relief extraordinaire, porté par une voix qui allie puissance, maîtrise et virtuosité, à laisser pantois d’admiration. Sauf que ce personnage n’est pas celui de Mozart et da Ponte. Quand Leporello récite son catalogue à Elvira, il prend plaisir à montrer son chef d’œuvre, cette récollection, sans même se rendre compte qu’il lui brise le cœur, car il est bête. Ce lourdaud est un couard dénué de sens moral, il est vénal et s’il presse Don Giovanni de réformer sa conduite, c’est par crainte d’être compromis dans des affaires pendables, mais il n’est pas méchant. L’homme révolté que campe Alex Esposito est prodigieux, mais il n’est pas le personnage. Brigitte Jaque-Wajeman en a-t-elle pensé quelque chose ?