Haendel a une malédiction : elle s’appelle « aria da capo » et pose d’insolubles problèmes à nos metteurs en scène. Ceux-ci sont mus, globalement, par le désir d’exalter des tensions qui, dans l’idéal, saisissent d’emblée le spectateur pour ne plus le relâcher jusqu’à ce que le rideau tombe. C’est un théâtre qui recherche l’efficacité, la vitesse, l’essentiel. Au temps de Haendel, les opéras, leur durée et leur rigueur formelle, ambitionnaient un théâtre centré vers les personnages, vers l’intrigue et vers le lieu, davantage que vers l’immédiateté de l’effet produit sur les spectateurs. Un théâtre aux manettes duquel il faut des « narrateurs » plus que des « provocateurs ». Ne pas se pencher quelques minutes sur le sens même du théâtre, et sur son évolution, c’est courir le risque de se retrouver avec le Giulio Cesare mis en scène par Laurent Pelly. Guère de changement depuis la création du spectacle en 2011, le metteur en scène français cherche toujours à masquer par des pirouettes ce qui ressemble fort à une panne d’inspiration. Les pirouettes : transposer l’action dans un musée pour envahir la scène d’anecdotes, d’objets, de figurants. La panne d’inspiration : ces anecdotes, objets et figurants finissent par prendre l’ascendant sur la direction d’acteurs. Les numéros qui se succèdent peuvent bien être habiles, distrayants ou drôles ; ils ne sont jamais que des gags de bande dessinée, qui permettent à la rigueur d’esquisser un Tolomeo turbulent, mais qui, devant les liens mystérieux qui unissent César et Cléopâtre, livrent les chanteurs à eux-mêmes.
Ceux-ci, par miracle, ne manquent ni de ressources ni d’énergie. Butant sur les registres lors d’un « Empio diro tu sei » livide, Lawrence Zazzo dans le rôle éponyme, est moins héroïque que précautionneux, mais il ne cesse de s’améliorer au fil de la soirée pour s’abandonner magnifiquement à l’émotion contenue d’ « Aure deh per pieta ». Surtout, son amante est incarnée, dans cette reprise, par une Sandrine Piau rayonnante. L’Opéra de Paris n’avait pas, jusqu’alors, convié sur ses planches celle qui, non seulement est une de nos meilleures sopranos mais qui en outre est un peu à Haendel ce que Marcelo Alvarez est à Verdi, ce que Waltraud Meier est à Wagner, ce que Matthias Goerne est au Lied : une référence moderne. Dans l’abandon (« Se pieta ») comme dans la virtuosité (« Da tempeste »), dans la sensualité (« V’adoro pupille ») comme dans le sarcasme (« Non disperar chi sa »), cette Cléopâtre a du style et de la classe. Autant de qualificatifs qu’on pourrait sans peine accoler à Varduhi Abrahamyan, toujours si émouvante en patricienne outragée. Son fils, cette année, n’est plus Isabel Leonard mais Karine Deshayes, qui prête avec bonheur son enthousiasme naturel à un rôle dont les graves mettent un peu en difficulté une voix toujours prodigue en aigus conquérants. Particulièrement caractériel dans cette production, Tolomeo trouve en Christophe Dumaux un chanteur-acteur extraordinaire, tandis qu’en Nireno, Dominique Visse demeure un acteur-acteur amusant. Enfin, dans ce spectacle où tout le monde ressemble un peu à des personnages d’« Astérix chez Cléopâtre », Paul Gay en Achilla compose un homme de main à la balourdise soigneusement étudiée.
Dans Astérix, il y a aussi un barde, mais pas d’inquiétude à avoir : n’étaient les cors, fatalement problématiques dans « Va tacito e nascosto », le Concert d’Astrée se montre sous un bon jour, et la direction d’Emmanuelle Haïm constitue pour les chanteurs un appui sans faille. L’ensemble manque cependant de noblesse, à la fin du II (précisons que le II, dans ce spectacle, s’arrête à « Se pieta »…), de souffle, et pour le dire vite, de théâtre – mais tout le monde parlait-il du même théâtre, ce soir ?