Il y a quelque chose de pourri au royaume du Pont. De retour d’une guerre sans merci contre les romains, le roi Mithridate voit ses deux fils s’entredéchirer pour les doux yeux de la belle Aspasie que lui-même désire épouser. De cette histoire d’amour et de trahison d’après une tragédie de Racine, le jeune Mozart tire un opéra en tout point conforme au goût de l’époque, seria forcément avec l’alternance obligée d’airs, le plus souvent da capo, et de récitatifs. Même soumis à la plus rigide des conventions, même inexpérimenté, Mozart reste Mozart : l’inspiration ne faiblit jamais, les caractères et les émotions sont saisis sur le vif d’un trait brillant dont la virtuosité n’empêche pas la véracité, plus de trois heures durant, trois heures et demie même en comptant l’entracte. L’expérience pourrait paraître rude s’il n’y avait dans cette nouvelle production du Théâtre des Champs-Elysées, reprise ensuite à Dijon, la conjonction de musique et de théâtre nécessaire à toute représentation lyrique.
Le premier mérite en revient à Emmanuelle Haïm, éperonnant son Concert d’Astrée, accentuant la richesse des timbres – le glissement satiné des cordes, la vivacité des bois, la rondeur du cor s’affranchissant tant bien que mal du périlleux accompagnement de « Lungi da te » –, modelant le récitatif pour que la partition ne s’apparente pas à une vaine succession de numéros, invitant les chanteurs à varier les reprises afin d’en rompre la monotonie, animant, malaxant, ciselant tant et si bien que l’on ne voit pas le temps passer.
© Vincent Pontet
Il y a aussi au crédit de la soirée des artistes exceptionnels qui ne sont pas simplement des machines à produire des notes mais de véritables interprètes dont on comprend, à la justesse du mouvement, qu’ils ont scruté les tréfonds de leur personnage. De cette distribution sans faille, se détache Michael Spyres, parce que le rôle de Mithridate est le plus complexe musicalement et psychologiquement, et parce que le ténor américain parvient à en épouser tous les contours. A la maîtrise du vocabulaire belcantiste – dont un trille sur lequel ses partenaires auraient raison de prendre exemple –, s’ajoutent la présence scénique, toujours évidente, et une audace proche de l’inconscience, un goût du risque qui fait craindre parfois l’accident. Michael Spyres chante dangereusement, jouant des sauts de registre, variant les effets, osant des notes inatteignables comme d’autres aiment mettre leur vie en péril. Sabine Devieilhe, dans le rôle d’Ismene, expose les qualités qu’on lui reconnaît depuis ses débuts d’une voix qui nous a semblé s’être élargie, la musicalité et la précision de suraigus spectaculaires n’étant que deux des facettes de son incroyable talent. En Aspasie, Patricia Petibon prend le parti d’une sobriété qu’on l’aimerait voir ériger en règle. La soprano française n’est jamais si émouvante que dans la nudité d’une expression débarrassée des effets qui trop souvent l’encombrent, ainsi qu’en témoigne la grandeur tragique de son dernier air « Pallid’ombre ». Le duo avec Sifare à la fin du deuxième acte serait également à marquer d’une pierre blanche si les timbres des deux chanteuses se différentiaient davantage. Myrto Papatanasiu est en effet elle aussi résolument soprano, dotée d’une voix agile qui s’épanouit d’abord dans l’aigu, et d’une vaillance qui lui tient lieu de virilité dans ce rôle d’amant malheureux puis finalement heureux. Plus limité en termes de projection et de longueur de par sa tessiture de contre-ténor, Christophe Dumaux compose un Farnace crédible qu’il sait rendre incontournable par un usage approprié de la couleur. Jael Azzaretti (Arbate) et Cyrille Dubois (Marzio) ne disposent que d’un seul air, d’une difficulté surprenante pour des rôles secondaires. Ils s’en acquittent sans problème, le ténor vocalisant avec une souplesse qu’on ne lui soupçonnait pas forcément et réussissant le reste du temps à exister par sa seule silhouette malveillante et claudicante.
Là est sans doute le meilleur du travail de Clément Hervieu-Léger, la « traque du théâtre » pour reprendre ses propres mots, la recherche d’une gestuelle constamment renouvelée pour s’affranchir du carcan formel dans lequel la musique enferme les personnages. Le livret ne l’a pas inspiré, c’est est une évidence. L’idée rebattue de théâtre dans un théâtre désaffecté est rapidement abandonnée et l’intrigue pourrait tout aussi bien pu se dérouler dans n’importe quel autre lieu. Restent le décor d’Eric Ruf non dépourvu d’esthétisme et une utilisation intelligente de l’espace, salués par les applaudissements saupoudrés de huées d’un public satisfait au point de rappeler plusieurs fois les artistes à la fin du spectacle, malgré l’heure tardive.