Moïse et Pharaon offre au Festival d’Aix-en-Provence l’occasion de renouer avec une tradition belcantiste négligée par les mandatures précédentes, sans pour autant renoncer à ses partis pris scéniques ancrés dans la modernité. Pour représenter aujourd’hui le conflit biblique entre Égyptiens et Hébreux, est-il possible de s’abstenir d’une référence aux crises migratoires qui ébranlent notre société ? Le contraire aurait eu le mérite de nous surprendre. Tobias Kratzer saute à pieds joints dans la transposition au risque d’embarrasser sa mise en scène d’accessoires devenus poncifs à trop avoir été utilisés ces dernières années : mitraillettes, smartphone, gilet de sauvetage…
A défaut, reconnaissons l’habileté avec laquelle le récit est conduit, la manière dont la fluidité du mouvement surmonte le statisme d’une partition ponctuée de chorales et d’ensembles monumentaux mais relevons, comme dans Faust récemment repris à la Bastille, la transgression finale de l’intrigue et l’abus d’effets gadgets – le compte Instagram de la princesse Elégyne – qui n’ont pour autres résultats que d’amuser la salle. Sacré Rossini ; toujours le mot pour rire ; c’est bien connu. Également présents dans Moïse comme dans Faust, certains tics scéniques préjudiciables au spectacle – une tendance à déporter l’action côté jardin au détriment de la cohésion sonore (et des spectateurs côté cour) ; l’usage pour les projections vidéo d’une toile ajourée qui s’interpose entre le public et les chanteurs – comme si la représentation était destinée à être filmée et retransmise sur écran plutôt que vécue en direct dans une salle.
© Monika Rittershaus
Musicalement, le bilan s’avère aussi mitigé. Est-ce parce qu’il ne se considère pas « comme un spécialiste de Rossini » que Michele Mariotti refuse d’abuser des effets inébriants du crescendo ? On peine à imaginer que lors de la création certains spectateurs, mis hors d’eux-mêmes par la musique, semblaient prêts à se jeter du parterre. Même la fameuse prière du dernier acte n’arrache que de timides applaudissements. Privée de souffle épique, axée sur le détail, la direction musicale sait néanmoins équilibrer les forces en présence et éviter tout décalage. Si l’Orchestre de l’Opéra de Lyon se montre sous son meilleur jour, la disposition scénique empêche le chœur de déployer la ferveur et la puissance attendues dans ses multiples interventions.
Comme dans Anna Bolena à Amsterdam, Adrian Sâmpetrean se trouve pris en flagrant délit de subordination, Pharaon en mal d’autorité et de volume, écrasé par le Moïse tellurique d’un Michele Pertusi moins chantant cependant que déclamatoire. La palme des clés de fa revient à Edwin Crossley-Mercer. En deux rôles – la Voix mystérieuse et Osiride – mais peu de répliques, le baryton basse franco-irlandais impose une beauté de timbre et une noblesse de ton acquise au contact du répertoire baroque français.
Pene Pati surprend par son aisance scénique, la lumière éblouissante d’une des plus belles voix de ténor du moment et la prononciation limpide de notre langue (au contraire de quelques-uns de ses partenaires). Ainsi que le laissait supposer son récent album, il n’est cependant pas certain que le fils de Pharaon, biberonné au belcanto napolitain, soit le mieux adapté à sa vocalité. Le phrasé large de Roméo transparaît plus souvent qu’à son tour derrière l’ardeur d’Aménophis et la virtuosité demeure son talon d’Achille. Tout aussi hors de propos stylistiques avec ses vocalises esquissées, son émission en arrière et ses notes privées d’éclat, Jeanine De Bique échoue à tirer Anaï de l’ombre modeste dans laquelle la cantonne la mise en scène. En Sinaide enfin, Vasalisa Berzhanskaya renouvelle l’exploit de l’été dernier à Pesaro, avec plus de subtilité encore et la même pulpe, le même aplomb, la même audace dans l’usage de variations débridées et d’aigus acérés. Il faut les déflagrations d’un « O tendre mère » furieux pour sortir de sa relative torpeur un public aixois engourdi par une interprétation musicale entre deux eaux et sur scène, des images empruntées au journal de 20h.