Un hall d’aéroport. L’énorme décor pouvait laisser présumer une mise en scène grandiose. Mais c’est un spectacle intimiste, presque secret, plein de poésie, qu’Il ritorno d’Ulisse a inspiré au collectif anversois FC Bergman, présenté généralement comme provocateur. Or, dans le domaine des provocations, on en a connu bien d’autres au Grand Théâtre de Genève… Après le récent Parsifal de fin du monde, dopé à l’hémoglobine, voici un Monteverdi presque chuchoté, à fleur d’âme. Frémissant d’émotion et de retenue.
Mark Padmore, Sara Mingardo, Julieth Lozano © GTG-Magali Dougados
Une aérogare, c’est le royaume de l’attente, des heures perdues, des vols retardés (delayed), de l’ennui et de l’espérance, des rencontres incongrues. Celle-ci, avec ses lourds piliers blanc et son plafond à caissons, semble la quintessence du genre.
En haut la galerie des départs, en bas le lieu des arrivées. Entre les deux un escalator, au fond un portique de sécurité, à droite le tapis des bagages. C’est là qu’on découvrira Ulysse endormi. C’est là que plus tard arrivera le bric-à-brac de ses exploits, l’œil du Cyclope (énorme), la pomme d’or des Hespérides, la tête du cheval de Troie, une amphore (du vin de Maron ?), la carcasse d’un bœuf d’Hélios, un cadavre desséché et couvert de perles (l’un de ceux aperçus au royaume d’Hadès ?), la hure d’un porc (souvenir de Circé), le mât où on attacha Ulysse pour qu’il échappe aux Sirènes…
Au dessus, un immense tableau d’affichage lumineux, qui annoncera au fil du spectacle obstinément AMOR à toutes les heures, mais aussi FATO, le destin. Un écran de télévision montrera obstinément un rivage grec de carte postale, ciel sans nuage, mer intensément bleue : Ithaque bien sûr.
A gauche, des rangées des sièges d’aéroport, skai et métal brossé, les mêmes sur toute la planète. C’est là que dans la lumière chiche d’un hall désert on distinguera la silhouette de l’éternelle veuve en noir de toutes les tragédies grecques, Pénélope en effigie de l’attente. Auparavant, le bref prologue aura permis d’entendre l’Humaine Fragilité confrontée à ses ennemis, le Temps et le Destin, mais réconfortée par son seul allié, l’Amour.
Bouleversante Mingardo
Audace de Monteverdi qui commence son opéra par un très long monologue, le lamento de l’épouse délaissée, ponctué à plusieurs reprises de ses appels suppliants, déchirants, « Torna, deh torna, Ulisse – Reviens, Ulysse, reviens ! »
Sara Mingardo © GTG-Magali Dougados
Sara Mingardo est bouleversante dans ce rôle. Physiquement fragile, s’effondrant puis se reprenant, soutenue par ses femmes, la vieille nourrice Ericlea et la servante Melanto, elle est aussi la figure de la certitude, de la fierté, de la solidité intérieures, de la noblesse.
Noble, c’est bien le mot qui s’impose à l’esprit pour désigner ce modèle de recitar cantando, ce chant à la limite de la parole, introverti, certes appuyé sur une ligne vocale sans cesse soutenue, sur un timbre qui a gardé toute sa chaleur, capable d’éclats (sur « afflitta penitente »), mais surtout disant, incarnant, les vers admirables de Badoaro : « Penelope t’aspetta, l’innocente sospira, piange l’offesa, et contro il tenace offensor ne pur s’adira. – Pénélope t’attend, l’innocente soupire, l’offensée se lamente sans même se révolter contre son offenseur. »
Une esthétique de la retenue
D’emblée on est frappé par la discrétion de l’accompagnement orchestral choisi par Fabio Biondi, et qui sera une constante tout au long de l’opéra. Le plus souvent, le récitatif sera soutenu par un seul instrument de continuo mis en avant, ici la harpe de Marta Graziolino – nommons-la parce qu’elle sera très souvent sollicitée. Les rares tutti d’orchestre seront d’autant plus étonnants par leur richesse de l’appui sur les basses. On admirera les textures fondues, veloutées, de l’ensemble Europa Galante, qui joue lui aussi le jeu de l’introversion.
Six instruments pour la basse continue, seize pour les airs, dont quatre saqueboutes aux interventions aussi rares que spectaculaires, deux flûtes, c’est beaucoup si l’on pense aux douze instruments (environ) des opéras vénitiens du dix-septième siècle. Mais Fabio Biondi a choisi une esthétique de la retenue, de la confidence, pour ne pas dire de l’effacement, et de mettre en évidence le teatro in musica. Nous sommes ici trente-trois ans après L’Orfeo, et l’opéra vénitien, influencé par l’école romaine, va tendre vers le spectaculaire, vers ce que nous appelons baroque, mais les options choisies ici semblent se souvenir de la favola in musica des origines.
Jorge Navarro Colorado, Mark Padmore, Elena Zilio © GTG-Magali Dougados
Au couple de nobles héros, répondra comme en miroir le couple de valets, la suivante Melanto et son amoureux Erimaco. Julieth Lozano et Omar Mancini, tous deux membres du « Jeune Ensemble » du Grand Théâtre et pour lesquels c’est une prise de rôle, n’osent peut-être pas se permettre toute la fantaisie qu’on aimerait, ni exprimer toute la fougue amoureuse de leur première scène, scène heureuse qui doit faire contraste avec la mélancolie de Pénélope, mais ils ont dans la voix la juvénilité de leurs rôles.
Omar Mancini sera l’un des six ténors de cette partition, tous de couleurs différentes. Même si elle vocalise avec légèreté dans son premier air, Julieth Lozano semblera d’ailleurs plus à l’aise dans la scène avec Pénélope qui viendra bientôt, où elle essaiera de convaincre la reine de cesser d’attendre un mari à jamais disparu et d’entreprendre de nouvelles amours.
La controverse de la fontaine à eau et de l’armoire électrique
Très amusant, le duo sous forme de gag entre Neptune et Jupiter (un autre des couples de cet opéra, celui-ci très conflictuel). Neptune, ce sera le timbre de basse de Jérome Varnier venu des coulisses et apparaissant sous l’aspect d’une fontaine à eau en folie crachant de petits jets courroucés synchrones avec le chant – et au comble du courroux la fontaine traversera la scène en crachotant… Quant à Jupiter (le clair ténor de Denzil Delaere, lui aussi à la cantonade), il sera « incarné » par une armoire électrique en folie, lançant des bordées d’étincelles et et des fumées inquiétantes…
Giuseppina Bridelli, Denzil Delaere © GTG-Magali Dougados
Il faudra attendre le dernier acte pour voir les deux Dieux en grand équipage, nuages de voiles vaporeux et plumes d’aigle pour Jupiter, robe pailletée de bleu et concrétions sous-marines pour Neptune.
Un couple heureux
Autre détail charmant, et qui attire immanquablement l’œil, la chèvre du berger Eumée. Dès le début, la chèvre aux longs poils est installée dans l’escalator, où on devine le vieux pâtre caché sous une botte de paille. Eumée, c’est le toujours excellent Mark Milhofer, familier de ce rôle, qu’il chantait il y a deux ans à Florence (dans une production Ottavio Dantone-Robert Carsen). A sa vocalitá toujours impeccable, il ajoute une manière de grâce légère, d’humour, de charme, de désinvolture. La chèvre et lui forment un couple heureux, si on ose dire… Et on entendra la joie dans sa voix quand il accueillera Télémaque.
Marc Milhofer, Elena Zilio © GTG-Magali Dougados
Effets de réel et cocasserie
Dans l’austérité fonctionnelle et glacée de cet aéroport, les intrusions de pittoresque ou de cocasserie sont comme des bouffées d’air, incongrues et drôles. Ainsi l’arrivée de Minerva, dans une tenue de Walkyrie rouge, avec casque à plumes et cortège de fumée, ainsi celle de Télémaque, une manière de Siegfried en casque corinthien et cuirasse dorée, déboulant sur un char de parade tiré par un cheval caparaçonné et fleuri de rouge. Le cheval ne fera qu’un tour de piste avant de repartir vers la coulisse où l’on entendra le pas de ses sabots s’éloigner. Effets de réel saisissants que ces apparitions d’animaux (dont il parait que FC Bergman est coutumier). Et à ces effets de réel, on serait tenté d’ajouter, un peu plus loin dans le spectacle, la nudité de deux des figurants représentant les Prétendants. Comme une autre intrusion troublante de la réalité dans l’irréel.
Giuseppina Bridelli © GTG-Magali Dougados
Âpre vérité
Si le livret prévoit qu’Ulysse soit jeté sur ce rivage par les trompeurs Phéaciens, dans cette production c’est bel et bien le tapis à bagages qui le livre ici. On connaît l’admirable parcours de Mark Padmore, la voix de ténor si lumineuse qu’il eut à ses débuts baroqueux, on sait quel Evangéliste et quel récitaliste il est. Sa voix au fil des ans a perdu de sa flexibilité et de sa clarté. Pour s’enrichir d’humaine fragilité.
Et c’est bien l’occasion de le dire, puisque c’est lui qui incarne l’Humana Fragilitá au Prologue, ficelé tel une momie inca dans un rayon de lumière au lointain, avec, il faut bien le dire, beaucoup de vibrato et un peu d’incertitude dans l’intonation. Il n’empêche qu’au rôle d’Ulisse, qu’il aborde pour la première fois, il apporte une voix qui semble parfois blessée, et aux changements de registre un peu tempétueux, mais dont le voile parfois se déchire pour offrir des éclats lumineux, puissants, chargés de tout un poids de vie, d’expérience, de traverses. Dont évidemment s’enrichit le rôle d’Ulisse.
Mark Padmore © GTG-Magali Dougados
Vêtu de quelques oripeaux, c’est bien un naufragé, au sens propre comme au figuré, qu’il incarne. Nous avons entendu récemment de très beaux Ulisse, celui lyrique de Charles Workman ou celui héroïque de Valerio Contaldo. L’Ulisse fragile et inquiet de Mark Padmore est saisissant d’âpre vérité. Et d’émotion.
Et cette voix blessée fait un contraste saisissant avec celle, preste et légère, de Giuseppina Bridelli dont les vocalises assurées suggèrent les talents magiques. C’est elle qui grâce aux eaux d’une fontaine magique transformera Ulisse en vieillard méconnaissable, d’où les quiproquos à venir.
Cette production se dispense de ces touches de merveilleux (Minerva apparaissant d’abord en jeune pâtre, la métamorphose d’Ulisse), de même que, chose étonnante, elle se dispense du septième ténor : le rôle du glouton Iro est carrément supprimé et c’est fort dommage : d’une part c’est un rôle grandiosement bouffe, qui fait donc contrepoint au dramatisme des rôles de Pénélope et d’Ulisse, d’autre part c’est se priver au troisième acte du lamento tragi-comique de ce personnage, d’un pathétique démesuré jusqu’au burlesque, sommet de virtuosité du vieux Monteverdi (73 ans quand il écrit cet opéra).
Une palette de ténors
Autre belle voix d’un cast décidément aussi varié qu’équilibré, celle de Télémaque, incarné par Jorge Navarro Colorado, une manière de géant aux longs cheveux blonds qui semble sortir tout cuirassé de Game of Thrones, et possède une voix de ténor sonore et lumineuse, indispensable à ce rôle héroïque.
Un cast étonnant qui nous avait valu au premier acte un beau duo alliant son timbre éclatant et celui brisé de Padmore, venant juste après un autre duo de ténors, celui mariant la voix légère de Milhofer à la puissance lyrique de celui de Navarro Colorado. Ce sont quelques-unes des délicatesses sonores que s’offre Monteverdi.
Sara Mingardo, William Meinert © GTG-Magali Dougados
L’indispensable hémoglobine
Nous avons utilisé les mots intimité ou confidence. C’est que cet opéra peu spectaculaire propose le plus souvent des monologues ou des scènes à deux. Et la direction de Fabio Biondi, dont on a dit à quel point elle était retenue, dénuée d’éclats, confère à l’ensemble de la représentation une noble lenteur, une manière de solennité. Les accents semblent estompés, et le chœur, celui des Phéaciens par exemple, semble lui aussi participer de ce cérémonial ralenti.
Le seul moment d’action, c’est en somme la scène des Prétendants, dont on sait qu’ils vont essayer de se départager par leur prestance. A vrai dire, le ténor Sahy Ratia (Anfinomo) et le contre-ténor Vince Yi (Pisandro) brilleront davantage par leurs timbres respectifs que par leurs pectoraux. Quant à la basse William Meinert, on aura pu admirer sa voix en Tempo dans le Prologue, on pourra admirer sa haute silhouette quand il la montrera à la Reine dans toute sa nudité (quoique subvertie par deux mains pudiques). On admirera aussi le mariage de ces trois voix, notamment dans quelques brefs passages a cappella.
© GTG-Magali Dougados
En revanche aucun ne parviendra à bander l’arc d’Ulisse, et cette scène se terminera par une fuite éperdue, Ulysse les poursuivant tous, eux et leurs semblables figurants, aux quatre coins de l’aérogare pour les poignarder, les égorger, les achever de sa flèche vengeresse. Et la fin du spectacle se déroulera parmi les corps gisant au sol, sur les chaises, partout.
Une sublime Ericlea
Cette fin nous vaudra deux autres moments sublimes. D’abord, ce sera le monologue de la vieille nourrice Ericlea. Tout au long du spectacle on aura vu la petite silhouette aux cheveux blancs d’Elena Zilio arpenter la scène, glisser quelques répliques dans la première scène de Pénélope, puis simplement être là.
Et d’ailleurs, par parenthèse, c’est une des constantes de cette mise de scène que de voir des personnages rester en scène alors qu’en principe ils n’y sont plus. Ce sera le cas d’Eumée et surtout d’Ulisse, qui sera toujours là, parfois en fond de décor, comme pour hanter les consciences.
© GTG-Magali Dougados
Mais Elena Zilio, qui ne nous en voudra pas qu’on mentionne qu’elle a quatre-vingt-un ans, va donner du long monologue où elle s’interroge sur la question de savoir s’il faut parler quand on a quelque chose à dire, ou s’il faut se taire, une interprétation, non seulement habitée, intense, palpitante de vérité, mais très belle vocalement. Timbre de mezzo profond, sens du phrasé, mais surtout cette chose mystérieuse que faute de mieux on appelle incarnation. L’interprète disparaissant derrière l’évidence du personnage qu’il ou elle a créé. Et la justesse d’une silhouette.
Non moins sublime, la dernière scène. Les imprécations quasi parlando de Padmore-Ulisse, le legato dans le registre grave de Mingardo-Penelope, les admonestations d’Ericlea-Zilio, expliquant qu’elle a vu une cicatrice identifiant à coup sûr le héros qu’elle a élevé, les refus butés de la reine…
Image d’Ulisse sous une pluie tombant des nues, s’entremêlant à des fumées…. Puis d’Ericlée lui faisant revêtir des vêtements propres, Ulisse venant quasiment chuchoter à Pénélope qu’il ne doute pas qu’elle lui a été fidèle sous sa couverture dont la broderie représente Diane sur son char, détail connu d’eux seuls…
© GTG-Magali Dougados
Et soudain le retournement de Pénélope, sa voix qui s’ensoleille « car mon Phénix a ressuscité d’entre les cendres – già ch’é sorta felice del cenere troian la mia fenice ».
Ultime duo, où s’entrelacent le timbre de Padmore avec ses fêlures émouvantes et les volutes chaleureuses de Mingardo. L’un et l’autre donnent peu de voix, comme pour accentuer le sentiment d’intimité.
Moment magique où la focale se resserre, où par le prodige de la musique de Monteverdi, tout semble disparaître autour d’eux, les murs, les colonnes, l’escalator et toute la brocante rescapée des aventures d’Ulisse, pour que ne subsiste que la lumière de ce moment.
« La douleur quitte nos cœurs, le jour du plaisir et de la joie est enfin là ! – Del piacer, del goder, venuto è ‘l di. »