En rédigeant le livret de La favola d’Orfeo, Alessandro Striggio junior obéissait à la demande du prince Vincenzo Gonzaga, héritier du duché de Mantoue et protecteur de l’Académie degli Invaghiti – littéralement : des amoureux. Cette société savante s’était donné pour tâche de retrouver le secret du théâtre antique selon les préceptes d’Aristote, en unissant la musique, le chant et la danse à la représentation d’une action théâtrale afin de donner l’efficacité maximale au message édifiant destiné à l’auditoire. A Florence, fief des Médicis, une œuvre de ce genre avait été créée en 1600, avec pour thème la légende d’Orphée, sous le titre Euridice, à l’occasion des noces par procuration du roi de France Henri IV. En imposant le même thème pour son propre mariage l’héritier des Gonzague servait les buts de son Académie et relevait le défi du prestige.
Orfeo est l’ incarnation depuis l’Antiquité des pouvoirs de la musique. Pourtant son histoire est celle d’un échec : il obtient du maître des Enfers l’impensable, qu’Euridice revienne à la vie, mais il la précipite à nouveau dans la mort en cédant à la crainte ou la luxure. L’homme sage ne doute pas des dieux. Ce que Monteverdi a mis en musique, c’est une fable, autrement dit un récit qui contient une leçon morale. L’homme vertueux est celui qui sait maîtriser ses passions.
La défaite d’Orfeo, dans le livret originel, s’achevait après son retour sur terre avec sa lacération par les Bacchantes, rendues furieuses par ses imprécations injurieuses contre les femmes. La mort sanglante n’était pas montrée mais suggérée par une danse endiablée. Comme le mariage princier fut retardé d’un an, l’œuvre fut modifiée pour un dénouement compatible avec les festivités joyeuses. Apollon descend du Ciel pour rappeler à son fils Orfeo que rien ici-bas ne dure et l’inviter à le suivre au séjour divin, et tous deux s’envolent, cette ascension d’Orfeo achevant d’en faire une figure christique.
Cette ascension clou du spectacle, nous ne l’avons pas vue, dans une mise en espace dont le principal mérite est d’avoir su occuper l’espace scénique en disposant de façon harmonieuse et presque toujours pertinente les divers personnages et en particulier les éléments du chœur. Sans doute la présence d’Orfeo et d’Euridice en scène alors qu’ils sont évoqués par des tiers est-elle discutable, sans doute l’application avec laquelle il plie sa veste reste-t-elle mystérieuse, et l’apparition d’Euridice au dernier acte après que les Enfers l’ont gardée définitivement a de quoi déconcerter, mais l’idée de montrer Euridice entraînée hors de la scène pour la cueillette de fleurs fatale, l’habileté à faire se mouvoir les groupes avec fluidité, la gestion harmonieuse des allées et venues des bergers et des esprits infernaux sont autant de qualités appréciables du travail de Jimmy Boury.
Les instrumentistes occupent le proscenium, sur la fosse couverte. Ils sont divisés en deux groupes, conformément à ce que l’on sait du dispositif adopté à Mantoue ; un clavecin et un orgue dans chacun. Les cordes à jardin, luth, harpe, violons, chitarrone, les vents à cour, trombones, cornets, mais aussi un luth et le chitarrone qui s’est déplacé. Devant certains, plusieurs instruments à vent. Petit regret, la spatialisation aurait peut-être pu exploiter davantage la profondeur de la scène, qui sera utilisée pour l’apparition d’Euridice. Une projection vidéo représentera, on le suppose, les flots agités de l’Achéron.
Le rythme de tambour qui précède la toccata initiale est-il authentique ? En tout cas, même si divers enregistrements ont pu donner l’idée qu’elle doit être tonitruante, Jean-Marc Aymes a justifié son choix d’effectif comme celui nécessaire, mais suffisant, pour une interprétation musicalement informée. On est d’autant plus enclin à le croire que l’impression de la partition en 1609 participe de ce défi à distance que les Gonzague entretiennent avec les Médicis. La réunion d’un très grand nombre de musiciens revient à exhiber sa puissance financière sans correspondre forcément aux nécessités strictement musicales. Dans les conditions de cette exécution marseillaise le son n’est jamais grêle et l’éclat qu’il revêt nous semble suffisant. La pulsation rythmique est précise mais souple, sans excès de nervosité, l’harmonie étant le maître mot d’un déploiement coloré où les dissonances s’intègrent sans outrance.
C’est un hommage collectif que nous adressons aux interprètes, aux musiciens évidemment, dont la réponse infatigable aux relances rythmiques des ritournelles, la longueur de souffle et la rondeur du son pour les cuivres et les bois, et la précision de dentellière des cordes, et la basse continue d’une efficacité sans défaut, présente sans être envahissante, juste expressive sans impudeur. Un hommage collectif aussi aux chanteurs, aux artistes des chœurs qui se sont pliés avec une curiosité gourmande, nous a-t-il semblé, à cette musique étrangère à leur répertoire, et à tous les solistes qui ont incarné les bergers et les esprits infernaux, Davy Cornillot, Olivier Coiffet, Samuel Namotte et Estelle Defalque, a l’articulation et la projection excellentes.
C’est l’expressivité qui caractérise pour nous la Ninfa de Gabrielle Varbetian et la Speranza de Logan Lopez Gonzalez, dont l’avertissement terrible donne le frisson. Lise Viricel est une bien mélodieuse Musica mais sa voix peut-être trop peu chauffée sonne assez petite. Imanol Iraola, quant à lui, est vocalement très digne en Apollon mais manque un peu de prestance pour le personnage qu’il incarne. C’est aussi le cas de l’interprète de Caronte, Jean-Manuel Candenot, dont la voix grave est bien posée mais qu’on aurait aimé plus rogue dans son premier air. La sensualité est bien dans la souple voix de Julie Vercauteren, pour cette Proserpina résolument antimoderne qui se félicite d’avoir été enlevée par Plutone. Il est vrai que la profondeur de la voix d’Alexandre Baldo a un impact très séduisant. Expressive, l’ Euridice de Louise Thomas l’est avec grâce mais sans excès maniériste. La Messaggiera porteuse de la nouvelle funeste aurait dû être interprétée par Marie-Christine Kiehr, cofondatrice de Concerto Soave. Empêchée pour raison de santé elle est remplacée par Maria Chiara Gallo, dont l’émouvante composition confirme sa pleine maîtrise dramatique du rôle.
Dans le rôle d’Orfeo, le baryton Romain Bockler, dont la prestance physique fait déjà un personnage. Vocalement le diapason choisi – à 440 Hz – ne lui pose aucun problème. Sa voix pleine se projette bien et ne néglige aucune nuance du texte, qu’il cisèle littéralement. Sa curiosité d’interprète se révèle dans les ornements multiples dont il ponctue son chant, ornements conformes à la pratique de l’époque de la création. Cela lui permet d’interpréter l’air-pivot de l’œuvre, « Possente spirto » dans la version virtuose établie ou recueillie par Monteverdi pour ou d’après le premier interprète, un virtuose appelé Rasi. Tremblements, ports de voix, staccato, diminutions, volutes, vocalises, la démonstration est ébouriffante et on est prêt à le créditer d’avoir, en sa qualité de codirecteur du Concerto Soave, conseillé les autre interprètes à propos des ornements possibles pour eux. Tout au plus pourrait-on souhaiter qu’au premier acte Orfeo soit plus souriant : quand il évoque ses malheurs passés, il sait qu’ils sont passés et il est enfin heureux !
Le silence avait été profond durant le déroulé de l’œuvre, donnée sans entracte. Les accords finaux ont libéré alors une marée d’applaudissements et d’acclamations dans une succession de vagues sonores qui rendaient heureux pour ceux qui les recevaient. Jean-Marc Aymes rayonnait, sa harpiste trop modeste refusait de se mettre en avant. Un superbe travail d’équipe qui a porté La favola d’Orfeo à triompher pour la première fois à l’Opéra de Marseille !