Coproducteur avec les opéras de Valence, Cologne et Toulon, l’opéra de Rennes ouvre sa saison avec le Couronnement de Poppée, succès du festival d’Aix-en-Provence 2022, confirmant si besoin la pertinence de ses choix artistiques.
Supprimant les coulisses, sur un plateau dépouillé où les changements de costumes se font à vue, la décoratrice Anna Wörl crée une cage aux fauves dont les protagonistes ne peuvent s’échapper, dévoilant à tous leurs instincts les plus vils, leurs aspirations les plus coupables. Ce théâtre qui se donne à voir, s’il n’est pas une proposition très innovante, n’en demeure pas moins particulièrement pertinent pour cette œuvre qui s’achève sur le triomphe de Poppée enfin couronnée, alors que chacun sait qu’en réalité, l’impératrice trouvera la mort sous les coups de Néron. Dans la dernière œuvre de Monteverdi, tout n’est qu’illusion, rêve factice.
Les lumières superbes de Bertrand Couderc révèlent crûment les manipulations où ombrent les passions de clair-obscur. Elles mettent également en valeur les costumes modernes voulus par Astrid Klein qui soulignent l’extraordinaire modernité du livret et dessinent parfaitement les caractères, jouant des satins aux couleurs vives pour les flamboyants Amour ou Arnalta tandis qu’Octavie, qui incarne également la Vertu, se trouve corsetée dans l’uniforme d’une grande bourgeoise des années cinquante avec jupe crayon et chignon banane.
Au noir de sa tenue répond le blanc de sa rivale éponyme qui apparaît d’abord au saut du lit dans un drap qui préfigure la seyante robe de mariée de la dernière scène. Elle se love dans la chemise de son amant, affirmant ainsi les qualités « viriles » d’ambition et d’arrivisme de la personnalité de celle qui a été biberonnée au lait d’une nourrice-homme.
Ces noirs et blancs sont également ceux du manichéisme, de la confrontation du bien et du mal, inscrits dans une boite immaculée encadrée d’un mur ébène en fond de scène. Surtout, ils tournent sur l’immense cylindre bicolore qui surplombe le plateau. Dans une riche polysémie, ce dernier évoque autant l’axe de la roue de la Fortune, oscillant sans cesse et faisant basculer les destins, que la flèche d’Amour ou encore la volonté inflexible de Poppée.
La vision profondément théâtrale de Ted Huffman est magnifiée par sa formidable direction d’acteur et des artistes d’une remarquable disponibilité. Le contre-ténor Ray Chenez campe un somptueux Néron à la voix ductile, d’une grande liberté. Carnassier et glacial face à Sénèque, il forme avec Catherine Trottmann un couple d’une justesse scénique proverbiale, tout en sensualité sulfureuse. Leurs deux timbres s’harmonisent parfaitement dans une proximité et un effet d’identité assez troublant qui culmine naturellement dans le sublime duo final « Pur ti miro ». La soprano incarne pour sa part une Poppée de rêve, au machiavélisme teinté de candeur, au timbre chaud, aux aigus aussi libres que ses vocalises sont précises.
Face à l’appétit insatiable de ce couple prédateur, les autres protagonistes sont bouleversants dans leur impuissance, au premier rang desquels Victoire Bunel, Octavie tranchante puis démunie, qui offre avec « Disprezzata Regina » un beau travail de couleurs entre colère, dégoût, frustration et abattement avant un poignant « A Dio Roma, a Dio Patria, amici a Dio » suspendu et haché par les sanglots.
L’Othon de Paul-Antoine Bénos-Djian est tout aussi remarquable de sensibilité. Avec son intelligence de la ligne vocale, son émission naturelle, jamais forcée, le contre-ténor émeut à chacune de ses interventions.
Maïlys de Villoutreys compose une Fortune pleine d’autorité qui contraste avec sa Drusilla aimante et fragile, au beau legato et au style parfait.
Camille Poul rehausse Amour de sa présence piquante, de son souffle long aux beaux graves jamais appuyés, aux aigus pleins d’aisance. Son valet est tout en fantaisie shakespearienne dans « Madama, con tua pace » baillant et éternuant à plaisir.
Adrien Mathonat est un Sénèque digne à l’émission pleine d’autorité, aux graves bien plantés.
Paul Figuier s’empare des deux rôles de nourrices avec la même gourmandise et un sens comique infaillible, sans excès farcesque, à l’image de toute cette production qui joue l’équilibre plutôt que les outrances. Sa berceuse est magnifique de sincérité, respectant en cela la lettre du livret qui fait jouer à chaque personnage sa partie – même la plus vile – avec une profonde sincérité.
Sebastian Monti (Lucain), Thibault Givaja (Libertus) et Yannis François (le licteur) sont impeccables en chiens fous ou exécuteurs des basses œuvres et complètent avantageusement cette distribution réjouissante. Tous bénéficient du soutien sans faille de Damien Guillon, à la tête de son Banquet Céleste, ensemble en résidence dans la Maison rennaise. Sa direction, toute en nuances et en délicatesse, est suspendue aux chanteurs, toujours au service de la voix et de l’expressivité.
Le seul bémol vient des cornets, en difficulté à plusieurs reprises, tandis que le continuo jouit pour sa part d’une liberté notable et d’une palette de couleurs contrastées usant des différentes combinaisons possibles entre clavecin, orgue, harpe, guitare, luth, lirone, violone et viole de gambe pour ses nombreuses interventions.
Les rennais profiteront encore de trois représentations bretonnes jusqu’au 8 octobre avant des reprises assorties de nouvelles distributions à Toulon en avril 2024, en mai à Cologne puis en avril 2025 aux Pays-Bas.