Voici enfin le concert qui couronne la trilogie monteverdienne engagée par Stéphane Fuget et son ensemble Les Épopées à Beaune et à Versailles. Après un grandiose Retour d’Ulysse en sa patrie, paru au disque sous le label Château de Versailles Spectacles, et un Orfeo miraculeux, ce Couronnement de Poppée ne déçoit pas. L’œuvre étant donnée dans une version plus qu’exhaustive, avec de nombreux éléments de la version napolitaine qui ne sont pas si souvent retenus (le duo Valet/Demoiselle intégral ou le monologue d’Octavie au deuxième acte, ainsi que le finale avec le chœur d’amours), l’ensemble des artistes en présence nous ont offert près de quatre heures de théâtre chanté, faisant presque oublier le confort assez rudimentaire de la Salle des Croisades du Château de Versailles.
Loin des propositions orchestralement opulentes d’un Harnoncourt, d’un Jacobs ou plus récemment d’un Christie, Stéphane Fuget fait le choix d’un orchestre de cordes réduit : deux violons, un alto, un violoncelle, une basse de viole, deux clavecins et deux théorbes. Cet effectif, qui peut paraître à première vue ascétique, correspond en fait à celui des théâtres vénitiens à l’époque de la création du Couronnement de Poppée. On ne s’enivre pas ici de la variété des timbres, mais de la propension des instrumentistes à faire scintiller l’harmonie sous les lignes des chanteurs. Tel trouble est rendu par une dissonance passagère et tel transport sensuel par la rutilance étirée de l’accord au clavecin ou au théorbe, de manière à toujours accompagner le plus justement l’expression des chanteurs.
On voit d’ailleurs à l’œuvre l’expérience de chef de chant de Stéphane Fuget, dans la manière qu’il a d’inviter les interprètes à extraire la matière expressive du texte par le chant, en agitant ses doigts près de son visage, comme s’il faisait vibrer l’air autour de lui. Le stile rappresentativo (quand l’expression musicale sert la dimension dramatique du texte) est on ne peut plus exalté chez tous les artistes, grâce à ses indications gestuelles très nettes et variées qui invitent les chanteurs à varier l’expression et à mettre l’accent sur tel mot ou à développer tel effet vocal. La querelle prima le parole ou prima la musica devient ici caduque, tant texte et ligne vocale constituent ensemble une forme expressive unique. Ainsi, on ne peut que regretter qu’en l’absence de sous-titres, il n’ait pas été envisagé de distribuer le livret de Busenello, pour que les spectateurs puissent suivre ce texte merveilleux, l’un des plus riches et poétiques du répertoire opératique.
L’ensemble des artistes peut tout à fait prétendre au titre d’acteur-chanteur, tant chacun interprète son rôle avec une grande acuité, aussi bien musicale que dramatique, à commencer par Francesca Aspromonte, Poppée à la voix fruitée, qui mord le texte avec une grande sensualité. Elle sait également parer son timbre de teintes acidulées lorsque le personnage se fait plus cruel, comme dans ces « ripudio » exaltés, répétés à Néron avec des colorations différentes, le persuadant de chasser définitivement Octavie tout en s’enivrant de la défaite de sa rivale. En Néron, Nicolò Balducci est un authentique sopraniste, au timbre clair et séduisant, qui épouse élégamment les moirures de la voix de sa partenaire. Il maîtrise toutes les facettes du personnage, de l’amant charmé et enchanteur au tyran capricieux et leste. Il est cependant dommage que le registre aigu forte, moins maîtrisé, se confonde parfois avec le cri, bien que cela crée un effet intéressant à la fin de la scène torride entre Lucain et l’empereur.
D’une noblesse confondante, l’Octavie d’Eva Zaïcik émeut dès son entrée, jusqu’à un « Addio Roma » à fleur de lèvre, où les soupirs et la retenue respiratoire servent autant à la force pathétique de la scène que la grâce infinie avec laquelle le texte est véritablement dit. Elle sait également passer par les accents furieux de la femme outragée, mordante et autoritaire, dans la scène où elle ordonne l’assassinat de Poppée. Dès sa première apparition, on est à genoux devant l’Othon de Paul-Antoine Bénos-Djian, falsettiste à la voix puissante et riche, qu’il colore et cisèle au gré des expressions que commande le poème. Chaque mot et chaque note trouvent leur juste place, frappant du sceau de l’évidence une incarnation vocale et dramatique proprement inouïe. Sans aucun doute l’un des plus beaux et touchants portraits du personnage et un modèle accompli d’interprétation vocale.
Remplaçant au pied levé Camille Poul souffrante, on pardonnera aisément à Hasnaa Bennani un vibrato un peu trop prononcé, mettant parfois l’intonation en péril, d’autant plus que l’interprète est touchante et l’attention au texte remarquable. Lui aussi appelé à la dernière minute pour remplacer Nicholas Scott, Clément Debieuvre est Arnalta jusqu’au bout des doigts, parés de vernis rouge. L’élégance du chant et la tenue du phrasé ne cèdent jamais devant la caractérisation de ce personnage grotesque, que l’artiste défend avec beaucoup de tendresse. Les moyens vocaux d’Alex Rosen – voix de basse énergique, autoritaire et rutilante – sont superbes et l’artiste est doté d’une grande musicalité, mais son Sénèque est un peu trop colérique et véhément pour être pleinement philosophe.
Claire Lefilliâtre, dans une santé vocale éclatante, livre dès le prologue en Fortune, une leçon d’éloquence vocale, qu’elle parachève dans le rôle de Pallas, maîtrisant avec brio le stile recitativo orné, grâce à une émission vocale à la fois dense et pointue. Valetto mutin, Ana Escudero puise des colorations différenciées dans les ressources expressives de sa voix et trouve des accents tantôt piquants, tantôt charmants. Voix plus légère mais interprète appliquée et attentive à la ligne, Jennifer Courcier émerveille elle aussi en Amore et en Demoiselle.
Côté second rôles masculins, Juan Sancho brille aussi bien en Nourrice qu’en soldat plein de verve, mais c’est surtout en Lucain qu’il impressionne, faisant montre d’une grande sensualité dans la conduite du phrasé et d’une agilité époustouflante dans l’exécution de cette page extrêmement ornementée. Le jeune ténor Marco Angiolini prête quant à lui sa voix très peu couverte et très claire aux rôles du second soldat, de Libertus et d’un familier de Socrate avec un enthousiasme rafraîchissant. Geoffroy Buffière complète noblement cette excellente distribution dans les rôles très courts de Mercure, d’un familier de Socrate et du Licteur.
Cette version remarquable du Couronnement de Poppée, célébrant dans un déluge de sensualité le mariage heureux de la poésie dramatique et de la musique, sera publiée prochainement en CD sous le label Château de Versailles Spectacles, après celle de L’Orfeo. Cette trilogie monteverdienne achevée, espérons que Stéphane Fuget et son équipe se pencheront à présent sur des œuvres plus rares de la même époque, comme l’Orfeo de Rossi, donné il y a quelques années avec des étudiants du CRR de Paris lors d’un concert inoubliable…