C’est une initiative des plus heureuses du service culturel de la ville de Marseille que d’avoir, en regard du Moïse et Pharaon de Rossini proposé en concert à l’Opéra, invité Jean-Marc Aymes et son ensemble Concerto Soave pour l’audition d’un Mosè legato di Dio e liberatore del popolo ebreo, oratorio de Giovanni Battista Colonna composé en 1685 à l’intention du duc de Modène, qui était au nombre des « clients » de ce musicien. Certes, le rapprochement peut sembler incongru, entre l’opéra de Rossini, destiné au plaisir d’une élite dans un cadre profane même si le prétexte était un thème « de Carême » et l’œuvre écrite près d’un siècle et demi plus tôt et dont la vocation est d’édifier ses auditeurs sur le plan religieux. Chez Colonna, foin d’aventure amoureuse entre une Juive et un Egyptien : il y a les Hébreux, avec leur chef temporel réticent et pusillanime, Moïse imprégné de l’inspiration du Très Haut, son frère Aaron qui essaie de le tempérer, et les Egyptiens, un officier et surtout, formidable incarnation du Mal, un Pharaon qui ne s’avouera vaincu que lorsque la mort frappera son fils.
Comme chez Rossini, le rôle est destiné à une basse, et Nicolas Courjal prend ici sa revanche sur la portion congrue de sa participation à Moïse et Pharaon. Mais alors que pour Rossini la distribution vocale est liée à la typologie qui s’installe avec le retrait de scène des castrats et l’avènement du romantisme, chez Colonna la voix grave du Pharaon est l’émanation des abîmes du mal, et il y descend d’autant plus qu’il y persévère en refusant de se soumettre à Yaveh. Contrasté entre colère, doute et entêtement orgueilleux le personnage est d’une richesse dont Nicolas Courjal fait briller toutes les facettes. Voix grave aussi mais à une mesure moindre, pour le chef temporel des Hébreux qui rechigne à soutenir le leadership de Moïse ; Etienne Bazola lui donne tout son ancrage terrestre . En revanche Aaron est une voix élevée, comme l’Eliézer de Rossini, ici confiée à Raphaële Kennedy, dont la sensibilité traduit la situation complexe de l’intermédiaire entre son élu de frère et les simples mortels. Et Moïse ? C’est une voix d’alto, chantée par un castrat à Modène, confiée ici à Maarten Engeltjes, contre-ténor. Elle est censée représenter la voie droite, celle du milieu, pour l’intermédiaire entre Dieu et les hommes, quand Rossini l’attribue à une voix grave qui fait le poids en face de Pharaon. Sans diminuer les mérites de l’interprète, qui soutient sans faiblir une partie longue et d’une écriture exigeante en étendue et en rapidité, un rien d’éclat nous a manqué dans les affrontements avec Pharaon.
Conçu en deux parties, données dans la foulée après une brève pause destinée à réajuster l’accord des instruments, l’oratorio est composé pour un orchestre à cordes. « Au quatuor traditionnel , deux parties de violon, une d’alto et une de basse » s’ajoutent un violon ténor, deux violes, un violoncelle, une contrebasse et un clavecin, ce qui assure un continuo particulièrement charnu. La disposition des violons en miroir aux extémités recrée partiellement celle prisée alors dans les églises pour l’obtention d’effets acoustiques saisissants et elle donne lieu à des reprises en écho d’une exquise subtilité. La virtuosité des instrumentistes rassemblés par Jean-Marc Aymes fait du reste de leur dialogue, de leur concert et de leur soutien aux chanteurs un délice constant, sentiment largement partagé par une assistance conquise que seule la reprise de l’ensemble final pourra convaincre de s’en aller.
Reste que le rapprochement entre Rossini et Colonna semble relever de l’arbitraire plus que de la nécessité. Et pourtant… A Bologne vivait un autre compositeur plus jeune que Colonna, Giacomo Perti, longtemps son rival. A la mort de Colonna il lui succéda à l’Accademia Filarmonica, et comme il vécut presque centenaire il eut comme élève un certain Giovanni Battista Martini, plus connu comme Père Martini, celui qui donna à son tour des leçons à Bertoni, à Sarti et même au jeune Mozart. Au Père Martini succéda un de ses élèves, le non moins célèbre Père Mattéi, héritier de son enseignement du contrepoint. Ici tous les rossiniens l’ont compris, la boucle est bouclée : leur musicien de prédilection fut l’élève du Père Mattei au Liceo Musicale de Bologne et, donc, par générations successives, eut accès aux leçons et aux œuvres des Colonna et Perti, à travers elles à Carissimi, grâce aux riches collections constituées par le Père Martini et continuées après lui. Sans doute la filiation n’est pas évidente, mais elle n’en est pas moins réelle, et loin d’être saugrenu ce rapprochement se révèle d’une savoureuse richesse. Comment dès lors ne pas souhaiter que l’Opéra de Marseille ne poursuive sur cette lancée ? Hélas, des rumeurs récentes de sérieuses restrictions budgétaires viennent d’assombrir l’avenir !