C’est à une vaste leçon d’histoire que nous convie Olivier Py dans la nouvelle production de Boris Godounov, présentée au Théâtre National du Capitole de Toulouse. Leçon spectaculaire, brillante à certains moments, « pédagogique » souvent mais parfois jusqu’à l’excès et avec, au final, un sentiment qu’à tant vouloir montrer et démontrer, c’est un peu de poésie que l’on perd, une part de ce mystère russe que Py connaît pourtant parfaitement, et dont il maîtrise les tenants et les aboutissants. Ce sentiment de poésie, de tourment, de tragédie, d’angoisse, celui qui nous assaille jusqu’au plus profond de nous-mêmes, ne le ressentons-nous pas in extremis seulement, dans cette scène conclusive, mémorable entre toutes et qui se joue devant le rideau baissé. Boris va expirer, il est seul, seul malgré ses visions, seul malgré le fantôme de Dimitri (le tsarévitch présent du début à la fin comme pour le narguer une ultime fois), seul malgré son fils qu’il étreint sans le voir. Cette épure nous rend enfin le tsar tel qu’il est : un homme assailli par ses visions, prisonnier de son histoire et qui trouve dans la folie puis la mort la seule issue possible à son drame ; les flammes de l’enfer vers lesquelles il se précipite n’apportent rien à la démonstration.
La version choisie est celle de 1869, l’original donc. Sept tableaux présentant sans interruption une action resserrée, souvent elliptique et qui fait la part plus que belle aux chœurs, donc au peuple de Russie (« C’est le peuple que je veux peindre. Quand je dors, je le vois devant moi, quand je mange, je pense à lui […], il ne cesse de m’apparaître encore et toujours », écrit Moussorgski à Répine en 1875), mais qui laisse la portion congrue aux rôles féminins (d’où l’ajout de l’acte polonais quelques années plus tard, pour, entre autre, insérer le magnifique rôle de Maryna). Le metteur en scène choisit de dresser le portrait de la Russie de toujours, celle qui, quel que soit son statut politique (Russie, Union soviétique) met en œuvre les mêmes forces destructrices, la même violence. Nous assistons donc au cours de cette magnifique leçon d’histoire à la traversée des siècles, depuis le couronnement de Boris jusqu’à la période contemporaine avec l’invasion de l’Ukraine et les drapeaux russes et polonais (et pourquoi donc ?) omniprésents : dès le premier tableau un immense Z apparaît en fond de scène, et au cinquième tableau, le dialogue entre Boris et Chouïski se joue au Kremlin dans la salle où Poutine reçut Macron autour de cette immense table de marbre blanc ! Les allusions à la dictature stalinienne sont également légion. Au troisième tableau ; lorsque Pimène retrace à grands traits l’histoire de la Russie, Grigori revêt les habits des grands dictateurs du pays, comme pour illustrer la continuité dans la violence subie par le peuple. Très belle scène aussi dans le cinquième tableau où Fiodor jouant, non pas avec une carte de la Russie, mais un ballon géant représentant notre planète, dit à son père : « Regarde la carte de Russie » !
© Mirco Magliocca
La production d’Olivier Py est saluée chaleureusement par le public (comme quoi il n’est pas toujours hué, quoi qu’il en dise !), sensible à coup sûr à la magnifique traduction scénique réalisée et ô combien réussie par Pierre-André Weitz : une série de décors tournant rapidement sur eux-mêmes et nous faisant voyager dans le temps et des espaces aussi différents qu’une cathédrale, une auberge aux allures de bordel ou encore une salle d’étude dans un couvent. Le tout superbement éclairé par Bertrand Killy.
Pour ce qui est de la production musicale, il faut saluer l’excellente capacité de l’ensemble à « sonner russe ». Ce compliment vaut d’abord pour l’orchestre du Capitole dirigé par Andris Poga. Le jeune chef letton a su insuffler toutes les nuances dans les couleurs de l’orchestre voulu par Moussorgski ; de ce point de vue, le dépaysement est parfait. De même qu’est remarquable le travail effectué par Gabriel Bourgoin à la tête des chœurs et de la maîtrise de l’opéra national. Nous l’avons dit le chœur c’est le peuple russe, il est au cœur de l’ouvrage et, pour ce soir de première, la copie rendue est impressionnante : puissance, articulation, soin dans les variations dynamiques.
Plateau vocal de grande tenue : commençons par Boris ; c’était ce soir-là la prise de rôle d’Alexander Roslavets (qui remplaçait Matthias Goerne, initialement programmé) : clarté de timbre, projection suffisante et surtout incarnation du rôle, notamment dans la scène finale, nous l’avons dit. Autre performance, celle du Pimène de Roberto Scandiuzzi à la diction admirable. Il possède une basse chaleureuse mais qui sait être aussi cassante. Marius Brenciu est un Chouiski parfaitement retors ; Airam Hernandez est un Grigori fantasmatique ; Sulkhan Jalani un Nikititch effrayant au possible et Mikhaïl Timoshenko (Andrei) nous fait apprécier la clarté et la beauté de son timbre. Notable enfin l’Innocent de Kristofer Lundin , sorte de fou du roi, omniprésent dès le lever de rideau. Chez les femmes, pas de rôle vraiment marquant, c’est un peu le travers de cette version de Boris. Victoire Bunel est un Fiodor gracile et au final charmant. Svetlana Lifar (en nourrice) et Sarah Laulan (l’aubergiste) nous ont semblé plus convaincantes que Lila Dufy en Xenia.