Entre la première de Rigoletto (où elle incarne Giovanna) à Bastille et ses sept reprises, Marine Chagnon se pose à Dijon, le temps d’un récital dans sa ville d’origine (1). Accompagnée par sa complice la pianiste Joséphine Ambroselli, avec laquelle elle a gravé son premier CD, consacré à des mélodies suédoises de notre temps (Ljus, chez Mirare), elle propose Moving Songs, un programme très personnel, auquel elle associe le violoncelle de Gabriel Bernès.
Si d’autres chanteurs se sont déjà prêtés à cet exercice de mêler les répertoires en assortissant leur récital d’une mise en espace, je ne me souviens pas avoir assisté à un spectacle aussi abouti, où tout fait sens. On oublie la démesure de l’auditorium, du cadre scénique, noir Soulages, pas vraiment approprié à l’exercice, tant les mouvements, les éclairages, les rares accessoires, et, surtout, la voix nous captivent. La vision d’un piano droit, que le rideau de fond de scène laisse entrevoir, un micro sur pied (dont elle n’a pas vraiment besoin, mais qui participe à la chanson de variété), une fleur effeuillée, quelques paillettes suffisent à la magie, servis par des éclairages sobres et pertinents. Marine Chagnon s’approprie l’espace, brûlant les planches. Artiste complète, authentique comédienne, maîtresse de son corps comme de sa voix, de ses expressions, elle semble se jouer de tout. Son excellence nous éblouit, dans l’éventail le plus large de l’expression vocale, du musical (Cabaret, de Kanders), de la chanson de variété, de la mélodie française à la scène lyrique, sans oublier la voix parlée. Car elle a choisi de se raconter, dialoguant avec sa propre voix off, pour dérouler une douzaine de mélodies, avec deux césures instrumentales qui s’inscrivent dans ce fil. La direction d’acteur est efficace et inventive : ponctuellement, ses partenaires quitteront leur instrument l’espace d’un instant, sans oublier une spectatrice invitée surprise, témoin de la confession de l’artiste.
Des textes et des musiques qui portent l’émotion se succèdent. L’attention constante portée aux paroles, la saveur des mots et des phrases sont d’exception : Marine Chagnon est plus qu’une voix, une diseuse dont le propos nous captive (2). Seul regret, les textes, découverts pour une large partie du public, bien qu’intelligibles aux premiers rangs, l’étaient-ils pour les plus éloignés dans l’immense vaisseau ? Le programme de salle ne les reproduisait pas, et aucun sur-titrage n’était prévu. Le regret est d’autant plus vif qu’aucun ne laisse indifférent, de Hugo à Régine, quelles qu’en soient les déclinaisons musicales. Le chant, habité, stylé, toujours nous émeut. On ne commentera pas Saint-Saëns, ni Poulenc, leçons de prosodie et d’intelligence. Quelle bonne idée d’avoir fait se succéder Offenbach et Kanders, qui relèvent de la même esthétique, tendres et toniques en diable, y compris dans les couplets de l’Aveu de la Périchole. Pauline Viardot, dont la reconnaissance commence à se faire jour, mérite tout autant notre intérêt, comme Cécile Chaminade. Quant à « Puisque j’ai mis ma lèvre », (de Reynaldo Hahn, sur des vers de Victor Hugo) c’est certainement l’une des plus belles versions jamais entendues (avec celle d’Anne Sofie von Otter). Le charme, l’insouciance, tout séduit dans ce chant habité. Quel que soit le propos, la présence vocale et physique de Marine Chagnon traduit une vérité constante, assortie d’une gestique, d’une chorégraphie sobres, justes, raffinées et expressives.
© Robin Lebervet
Anne Sylvestre aurait certainement admiré ses Gens qui doutent dans la bouche de notre mezzo : la confidence émue est aussi juste que chantée par sa créatrice. Oubliée la rengaine sentimentale de C’était bien (« Le p’tit bal perdu ») pour une chanson qui nous émeut. Les pizzicatti du violoncelle seul pour l’introduire, avant que chantent les deux femmes, Joséphine Ambroselli regagnant son clavier pour le second couplet dans le tournoiement de la valse (java), c’est le bonheur. La poignante plongée dans la souffrance endurée de la femme (les bleus), soulignée par l’éclairage, est d’une vérité, d’une justesse qui font oublier Gainsbourg. Sur les deux mesures obstinées du piano, la chanson mélancolique, sombre, de Dulcinée, du Don Quichotte de Massenet, nous renvoie à Berganza avant Crespin, auxquelles Marine Chagnon n’a que peu à envier. La beauté singulière de la pièce, où le récitatif est aussi captivant que la mélodie, nous vaut une émotion renouvelée, portée par le corps et la voix. C’est l’éblouissement.
Un piano de luxe et un admirable violoncelle, Marine Chagnon forme avec ses deux complices une équipe idéale. La qualité des arrangements emporte l’adhésion. Des pièces instrumentales, on retiendra avant tout le postlude des Quatre poèmes de Ropartz (3), suivi d’un extrait du premier quatuor de Fauré. Si l’ample Grand tango, de Piazzolla, redoutable, virtuose (écrit pour Rostropovitch), appelait peut-être davantage les déhanchements du tango dans ses mouvements extrêmes, la performance est remarquable.
Malgré des œuvres qui vous prennent aux tripes, qui n’appellent pas les acclamations exaltées de pièces de virtuosité technique, le public ovationne longuement nos trois musiciens, auxquels se joignent le metteur en scène et l’éclairagiste. Une soirée forte, que l’on gardera en mémoire.
(1) C’est en chantant dans le chœur d’enfants du Conservatoire, à l’opéra de Dijon, qu’elle a découvert la scène et le chant. Elle nous en parlera, comme de son admiration pour Anne-Sofie von Otter, dans une interview à paraître. (2) « Une diction vraiment impressionnante prend naissance dans le cœur ou dans l’esprit du chanteur » déclarait Reynaldo Hahn, après « La diction est à la parole ce que le regard est aux yeux... ». C’était l’évidence ce soir. (3) Quel dommage que nous soyons limités à ce fragment ultime ! Faut-il y voir la promesse d’une interprétation prochaine de la totalité du cycle, qui mérite pleinement d’être connu ?