Malgré son aspect de pur divertissement, la « Festa teatrale » Ascanio in Alba représente un enjeu considérable pour le jeune Mozart qui n’a que quinze ans au moment de la composition. L’opéra de Francfort présente une nouvelle production de cette œuvre particulière.
Revenons un peu en arrière. Au milieu du XIIIe siècle, l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche mène une habile politique d’alliance en mariant ses enfants avec les descendants de familles royales diverses et variées, l’union la plus célèbre étant celle de sa fille Marie-Antoinette avec le futur Louis XVI. En 1771, son fils Ferdinand épouse Marie-Béatrice d’Este, mariage fomenté depuis plusieurs années sans que les intéressés ne se soient rencontrés une seule fois. À l’occasion des festivités, deux opéras sont commandés ; Il Ruggiero de Johann Adolph Hasse ainsi qu’Ascanio in Alba de Mozart. Le livret de Giuseppe Parini reprend la situation des époux sous forme d’allégorie : la déesse Vénus apprend à son fils Ascanio qu’il est censé prendre Silvia pour femme. Ne connaissant pas la fiancée, celui-ci reste dubitatif. Mais la déesse le rassure en expliquant que, déjà depuis de nombreuses années, Cupidon apparaît dans les rêves de Silvia sous les traits d’Ascanio. Afin que ce dernier puisse se former une idée de sa future fiancée, il a le droit de la rencontrer, sans toutefois dévoiler son identité. Silvia tombe amoureuse de l’étranger, tout en le repoussant par égard pour son mari désigné. Triomphalement, Venus unit le jeune couple.
Sur la scène du « Bockenheimer Depot », deuxième lieu de l’opéra de Francfort, une énorme sphère jaune fluo évoque à la fois un vaisseau spatial, un hall représentatif et des arènes stylisées. En parfait contraste avec cela, les costumes réalisent un dégradé de bleu et rose, faisant penser à des habits de fonctionnaires. L’esthétique oscille entre la fanfaronnade d’une entreprise à succès et le faste kitsch d’un rassemblement communiste en Chine. La lecture politique de la metteuse en scène Nina Brazier, proposant un commentaire sur l’abus du pouvoir, la dictature et le rôle de l’individu dans une société de plus en plus nivelée, se répercute essentiellement sur ces aspects visuels et moins sur la direction des personnages.
Kateryna Kasper campe une Vénus à la fois malicieuse et suffisante, dont les aigus plein de souplesse sortent parfois comme une surprise de ses lignes vocales. L’Ascanio plus psychologique de la mezzo-soprano Cecelia Hall, à la voix douce et mélancolique, semble tiraillé entre l’empêchement et un enthousiasme naïf mais avenant. Le public français a pu l’entendre dans Il Turco in Italia de Rossini (Zaida), dans le cadre de l’édition 2014 du Festival d’Aix-en-Provence. Le rôle de Silvia embrasse un spectre plus large, allant de la rêverie aux sentiments héroïques, et la voix sensuelle de Karolina Bengtsson, puissante mais également pourvue de beaux aigus dans une nuance pp, l’incarne parfaitement. Fauno, ami et confident de Silvia, est le deuxième rôle travesti avec Ascanio. Le personnage ressemble au futur Chérubin (Les Noces de Figaro) et Anna Nekhames maîtrise à merveille l’équilibre entre coquetterie et extrême virtuosité des coloratures, jeu spirituel et physique. L’univers vocal de cette production est principalement féminin et l’aspect quelque peu intime est souligné par l’absence du chœur, préenregistré et diffusé en temps différé. Le prêtre Aceste, interpreté par Andrew Kim, membre de l’Atelier lyrique de l’opéra, est un personnage dont la solennité frise l’aveugle obéissance. Il exécute les ordres de Venus quand on ne le voit pas caresser les décors, et Kim joue avec cette dichotomie vocale entre onctuosité et éclats sonores.
Ayant reçu le livret trop tard, Mozart achève la partition en moins d’un mois. Après le succès de son opéra Mitridate, l’an précédant à Milan, et d’autres projets en Italie, lui et son père espèrent obtenir un poste pour le jeune compositeur à la cour de Ferdinand, l’ainé de seulement deux ans de Mozart. Malgré le succès d’Ascanio, reléguant au second plan l’œuvre de Hasse, Marie-Thérèse s’y oppose, se méfiant des gens du théâtre qu’elle tient pour des clochards et des saltimbanques.
D’une certaine façon, cet opéra est donc une carte de visite, une lettre de motivation sonore exposant la maestria du jeune musicien. Mozart et Parini jouent avec les codes de l’opera seria, en adoptant certains à la lettre, variant d’autres. Le génie du compositeur, qui insuffle une vie inattendue à un vocabulaire technique préexistant, se fait d’ores et déjà ressentir. Quelques moments de Così fan tutte pointent le nez, bien que, par moments, les arias semblent couler de la plume d’un Jean-Chrétien Bach. Sous la direction d’Alden Gatt, jeune chef d’orchestre, pianiste et chef de chant américain qui assure lui-même l’accompagnement au clavecin des récitatifs, l’orchestre mozartien développe avant tout un flux rythmique joyeux et inarrêtable, où les aspérités, tels que des accents ou des contrastes, restent en retrait.
À quelques jours des fêtes de fin d’année, la presse et le public accueillent favorablement ce « divertissement » aux profondeurs cachées.