Lorsque les deux officiers Guglielmo et Ferrando se vantent d’avoir les fiancées les plus fidèles au monde, Don Alfonso les incite à se déguiser en étrangers afin de séduire chacun la femme de l’autre – Dorabella et Fiordiligi – et, ainsi, prouver leur infidélité. Assisté par la servante Despina, à moitié au courant des machinations d’Alfonso, celui-ci met en œuvre son plan déloyal, les femmes succombent l’une après l’autre avant que, démasqué, tout le monde se pardonne et se réconcilie. Ce qui ressemble à une pièce de théâtre du boulevard est un des chefs-d’œuvre lyriques de Wolfgang Amadeus Mozart : Così fan tutte. Le théâtre de l’Athénée propose actuellement une réécriture de cet opéra, conçue par le metteur en scène Antonio Cuenca Ruiz et le compositeur Maël Bailly.
Revoir une œuvre classique par le prisme de la musique contemporaine est une idée qui a de nombreux précédents, un des exemples les plus connus étant Moz-Art à la Haydn d’Alfred Schnittke, qui intègre la musique des deux compositeurs viennois à son style personnel. Dans le domaine lyrique, Gérard Pesson – ancien professeur de Maël Bailly – a composé, avec La Double Coquette, trente-deux « additifs » à un opéra baroque d’Antoine Dauvergne, qui est comme imbibé de timbres contemporains.
Maël Bailly, quant à lui, « cherche un reflet » de la musique de Mozart, autre parallèle avec Pesson qui comprend la composition comme le prolongement de l’écoute. En réalisant bien plus qu’une simple adaptation, il a soumis la partition originale à toutes sortes de filtrages. Certains gestes et timbres en sont extraits ; parfois une structure s’en détache et devient autonome, un trille, par exemple, servant de matrice à tout un passage ; dans l’ensemble de neuf musiciens naissent des sonorités inhabituelles, comme extirpées des pages mozartiennes : ondes Martenot, guitare électrique, boîte à « meuh », sirènes, gazouillis d’oiseaux… Certaines couleurs renvoient fatalement à d’autres musiques (les cloches tubulaires semblent invoquer Pierre Henri). Tout cela est souvent plus aérien que l’original. Régulièrement, l’orchestre s’absente tout bonnement pour laisser libre cours aux voix seules. Ainsi, le célèbre air « La mia Dorabella capace non è », essentiellement accompagné de sons percussifs, disparaît dans une superposition de vocalises. Certains éléments plus incarnés de la version originale, tels que les timbales, sont presque des corps étrangers. Sous la baguette de Fiona Monbet, tous les détails de cette partition chatoyante restent pourtant en équilibre. Si, du point de vue du timbre, la musique est très inventive, les structures restent souvent ponctuelles, et les nombreuses incisions dans la trame rythmique de Mozart engendrent un léger manque de fil rouge et d’efficacité dramatique. Par moments, le spectateur reste un peu sur sa faim, à quoi s’ajoute l’absence de certains tutti – sans jeu de mots –, stratégiquement placés par Mozart.
Antonio Cuenca Ruiz souhaite avant tout dissoudre les stéréotypes de genre inhérents à l’œuvre, en s’interrogeant « que serait Così si les femmes y étaient tout à fait clairvoyantes et participaient activement au jeu des hommes, au lieu d’en être les victimes ». L’idée de départ est de transférer l’intrigue dans le milieu d’un groupe de jeunes amis, qui jouent la comédie au lieu de la subir. Cette démarche prend tout son sens lorsqu’on considère l’opéra non pas comme une intrigue frivole et superficielle, mais à l’aune d’une réflexion sur le théâtre, les constellations des personnages, leurs interchangeabilité, correspondances et limites. Ainsi, l’indéterminé et le transitoire, esquissés par Mozart et son librettiste Lorenzo da Ponte, sont réalisés tous azimuts. L’adaptation du livret comporte un certain nombre de coupes rigoureuses. La scène des adieux – lorsque Dorabella et Fiordiligi croient que leurs (vrais) fiancés doivent partir en guerre – passe inaperçue, et les fausses noces à la fin, célébrées par une Despina travestie, ont été supprimées. Ce type de transgression de genre au premier degré n’a pas sa place dans un spectacle dont le principe est la fluidité identitaire.
Alors que les costumes ludiques de Bastien Poncelet évoquent encore une répartition stéréotypée des rôles, on comprend rapidement que ce sont les femmes qui tirent les ficelles, dirigent et ordonnent, en bâillonnant, ligotant, giflant et châtiant les hommes. Les deux actes sont divisés en plusieurs « chapitres » dont la teneur est souvent annoncée via microphone par les personnages féminins, qui en savent pour ainsi dire plus long que les autres. Ce réarrangement des dramatis personæ mène aussi à des moments de séduction entre Guglielmo et Ferrando, ou bien à des attouchements entre Despina et Dorabella. Toutes (tutte) et tous (tutti) font pareil.
Dans le livret de da Ponte, Despina est certes gouailleuse et finaude, elle ignore pourtant les ressorts de la démarche d’Alfonso et se fait instrumentaliser par celui-ci. Chez Cuenca Ruiz, elle est présente tout au long de la pièce qu’elle a l’air d’orchestrer, et qu’elle commence par une sorte de seul en scène muet. Marie Soubestre – avec une voix dynamique et nuancée, rodée à la musique contemporaine – lui confère un air désabusé, une vie dissolue, dont la mélancolie donne parfois lieu à des accès d’hilarité obsessionnelle, aspect qui s’observe aussi chez les autres personnages. Alfonso, au contraire, paraît souvent dépassé par les événements, qu’il a déclenchés lui-même. Paradoxalement, il prend moins de plaisir dans cette mascarade que Despina. Interprété par Ronan Nédélec, au timbre lyrique et délicat, il retrouve par moments une intimité de musique de chambre.
Margaux Poguet campe une Fiordiligi sensuelle, aux lignes vocales riches et véloces. Un des temps forts de la soirée est sans doute son air « Per pietà, ben mio, perdona » lorsque, prise de remords avant de s’acoquiner avec un Ferrando déguisé, elle chante en soliloque – c’est un des moments réussis d’absence instrumentale – avant d’engager un dialogue avec un saxophone soprano dont la musicienne (Simona Castria) vient la rejoindre sur scène.
La Dorabella de Mathilde Ortscheidt est plus entreprenante. Avec un timbre vocal agréablement voilé et texturé, son « Smanie implacabili » dérape vers un tango détraqué, dont la continuité temporelle est bienvenue. Ortscheidt n’est pas à sa première expérience contemporaine, ayant récemment participé à la création de La Petite Sirène de Régis Campo.
Toutefois, les hommes ne sont pas en reste. Sahy Ratia, dont le chant coloré et léger semble momentanément planer au-dessus des autres, incarne un Ferrando irritable et émotif. Une fois de plus, la condescendance qui transpire dans le texte de da Ponte est ainsi transformée en fragilité et perméabilité. Guglielmo est davantage coquin et bouffon. Mais le baryton Romain Dayez, entre aigus cristallins et sincérité profonde, confère un aspect franc et désarmant à son personnage. L’enjeu du choix du type d’émotions qu’il convient de susciter est pourtant de taille. La force émotionnelle de Così fan tutti est rarement classique et dialectique, l’effervescence est bien contemporaine et ambiguë.
Applaudissements enthousiastes.