Avant le début du spectacle, une annonce est faite au public : l’interprète de Fiordiligi, Ekaterina Bakanova, souffrante, est remplacée par Maria Mudryak. Personne ne bronche dans la salle et le fait de savoir qu’une doublure est prévue ici, à Metz, rassure apparemment tout le monde. C’est alors qu’une délégation de musiciens avec leurs instruments occupe l’avant-scène. Leur porte-parole exprime le soutien des artistes lorrains avec ceux du Chœur de Toulon dont on vient d’apprendre le licenciement pour cause d’économie budgétaire. On nous propose de scanner le QR-code présent dans le hall du théâtre ou de signer la pétition en ligne, ce qui déclenche une avalanche d’applaudissements. Voilà un bien bel exemple de solidarité que nous nous empressons de relayer à notre tour. Pour signer, c’est ici.
Le rideau se lève alors pour découvrir des décors réalisés par le grand Milo Manara. Le bédéiste (ou plutôt « fumettista » en italien) se définit lui-même comme un illustrateur. S’il est mondialement connu, certains ne voient dans l’auteur du célèbre Déclic qu’un obsédé amateur de belles filles longilignes et improbables, dans un style trop léché, très kitsch. Ses fans, en revanche, attendent ses publications avec fièvre (on l’aura peut-être déjà compris, l’auteur de ces lignes fait partie de la seconde catégorie et les allergiques au style manarien peuvent passer au paragraphe suivant directement). Or, Manara, l’ami de Hugo Pratt et de Federico Fellini, a de nombreuses cordes à son arc. Il avait déjà réalisé des illustrations pour la Scala ou le San Carlo. Son travail pour ce Così, coproduction italo-française (entre Pise, Jesi, Modène, Rovigo et Metz, grâce à son directeur Paul-Émile Fourny) est sa première collaboration aux décors et aux costumes pour un opéra. Au vu du résultat, superbe, on se dit que c’est un comble que l’on n’ait pas utilisé le talent de ce génie du 9e art plus tôt et qu’il ait fallu attendre que l’artiste ait 78 ans pour qu’il puisse enfin concrétiser sa passion pour Mozart et cet opéra en particulier. Le décor consiste donc, selon son auteur, en « une scénographie ancienne et bidimensionnelle composée de coulisses, de toiles de fond, de portes escamotables et de petites ingéniosités de machinerie théâtrale ». L’œil est ainsi constamment émoustillé par un trait graphique assumé, très artificiel, du plus bel effet et surtout, d’une clarté scénique qui sert l’œuvre mozartienne. Les coloris sont à la fois frais et raffinés pour sublimer des vagues, des nuages, des satyres et autres héros olympiens tout droit sortis des Métamorphoses ovidiennes. Et c’est une évidence : dans les Métamorphoses, on change d’apparence pour séduire. Il en va de même ici, sauf que, « à force de se déguiser, on perd la perception de sa propre identité ». Si le style de Manara est immédiatement reconnaissable, jamais aucune image ne sera problématique : l’artiste a fait bien attention à proposer des amours divines visibles pour tous les publics. Mais les illustrations des panneaux coulissants, des vaguelettes sur la baignoire ou des motifs des brocards des courtines témoignent bien des tourments, assauts et valses-hésitations des différents protagonistes. Certes, à y regarder de plus près, les oculi d’où émergent par exemple une Danaé sur laquelle ruisselle la pluie d’or jupitérienne peut paraître bien coquine, mais les influences sont à chercher du côté de Klimt croisé avec Léon Bakst et bien d’autres artistes dont tout un chacun s’amusera à noter les correspondances. On reconnaît ici une cascade à la Hokusai, là un groupe à la Canova, plus loin du Böcklin ou ailleurs un arbre qui pourrait sortir d’un livre enluminé médiéval, le tout avec une harmonie intemporelle qui met l’œil en joie. Les costumes sont magnifiques, là encore plein de correspondances qui les rendent à la fois légitimes et d’un chic contemporain tout à fait dans l’esprit du XVIIIe siècle, l’un des siècles où le raffinement du costume a été poussé à un apogée quasi inégalé. Certes, les matières et les motifs brodés sont simples, mais le grand amoureux de Caravage qu’est Manara a le sens du drapé. Les tissus accompagnent le moindre mouvement (surtout féminin) avec beaucoup de grâce. Le noir et blanc arboré par Don Alfonso et Despina nous ramène volontiers au cynisme de la pièce, mais le délicat nuancier pastel magnifie la partition si complexe de Mozart. Tout le travail de Manara met merveilleusement en valeur l’œuvre.
Le travail de Stefano Vizioli tire parti du dispositif scénographique avec superbe. Visiblement attentif à la fragilité des relations humaines et aux profondeurs d’une œuvre dont on respecte avec grand soin la structure, le metteur en scène magnifie l’œuvre qui, selon ses dires, « mêle avec désinvolture comédie et tragédie, mélancolie et érotisme subtil, philosophie et labyrinthes de passion ». Sa direction d’acteurs est d’une précision telle que le spectateur suit les développements de l’intrigue parfaitement millimétrée sans se poser de questions de vraisemblance, pris dans un tourbillon qui l’entraîne également. Dès le départ, les amants sont littéralement aimantés les uns vers les autres et le spectateur suit les évolutions des affinités électives successives avec clarté, tout en se perdant dans ces personnages facilement interchangeables. Les déplacements très chorégraphiques des protagonistes, leurs mimiques et les mimes (une délicieuse et burlesque séquence d’aimant censé guérir l’amant faussement mourant, par exemple) évoquent à la fois le théâtre de Dario Fo ou encore les mises en scène d’un Jean-Pierre Ponnelle (L’Italienne à Alger notamment). On ne s’ennuie pas un seul instant dans ce jeu de dupes où l’on se prend d’empathie pour chacun des héros, ce qui est merveilleux, surtout pour une œuvre comme celle-ci qui peut si facilement tomber dans l’artificialité la plus totale. On peut féliciter les coordinateurs des décors et des costumes, sans oublier le travail des éclairages, qui aide notamment à rendre aussi belles nos jolies protagonistes brunes que les blondes et graciles nymphes des toiles peintes.
Du côté du plateau vocal, notre sextuor rivalise d’excellence et les ensembles se combinent avec une apparente facilité très complexe toute mozartienne. Un ravissement pour l’oreille d’une grande pureté… Le spectacle est déjà bien rodé, puisqu’il a été donné sur plusieurs scènes italiennes et la complicité entre chanteurs est évidente. Le petit miracle du jour, c’est, pour Maria Mudryak – qui remplace au pied levé, rappelons-le, la Fiordiligi originellement prévue – la capacité à s’insérer avec une telle aisance dans le dispositif du groupe. Absolument ravissante, la soprano kazakhe désormais naturalisée italienne est capable des plus belles envolées, d’une colorature d’une grande limpidité et d’une pureté cristalline, tout en conférant à son personnage autorité, charme et profondeur. La mezzo norvégienne Lilly Jørstad, au timbre légèrement plus sombre et agréablement cuivré, campe une Dorabella aux élans torrides et sensuels qui complète avantageusement sa sœur, témoignant d’une assurance croissante au fil de l’action. Totalement déchaînée, lucide et intelligente, la Despina de la Palermitaine Francesca Cucuzza est irrésistible, fruit délicieux à croquis offert par une merveilleuse comédienne doublée d’une solide interprète.
Ces messieurs ne sont pas en reste. Émouvant et fort crédible, le ténor italien Antonio Mandrillo est un Ferrando de premier choix, aux qualités de projection et à la diction certaines. Tout aussi méritant, le baryton tchèque Jiří Rajniš confère à son personnage l’autorité et la force requise. Le duo nous conquiert sans peine. De par sa prestance, son élégance qui semble naturelle et sa science des récitatifs, le baryton sarde Matteo Loi nous a particulièrement séduit. Il n’a rien d’un vieillard sénile et désabusé ; au contraire, il semble la conscience vivante et présente de nos jeunes gens, l’écho de leurs tourments et de leurs atermoiements. Excellent comédien, chanteur accompli, Matteo Loi est au diapason des autres héros, tous parfaitement mis en valeur par le chœur de l’Opéra-Théâtre de l’Eurométropole de Metz.
À la tête de Orchestre National de Metz Grand Est, grand routinier de Mozart, David Reiland parvient à nous rendre son interprétation transparente, ce qui est à entendre comme un compliment, un peu comme l’on disait de la caméra de Jean Renoir qu’elle était transparente, tant l’image donnait l’impression au spectateur de faire partie du film. La beauté quasi métaphysique de l’œuvre est tangible et chaque instrumentiste semble au service des chanteurs, en fusion complète. L’harmonie générale l’emporte sur les petits miasmes entendus ici et là. C’est un peu comme les toux étouffées de quelques spectateurs malades. L’adhésion à la belle mécanique sonore fait oublier les minimes imperfections.
Alors qu’on a du mal à détacher ses yeux du plateau, il est toutefois plus que satisfaisant de faire un tour de salle du regard, pour avoir la satisfaction intense de contempler des visages attentifs et des voisins manifestement sous le charme. Le plaisir que nous avons pris était, ce jour de première messine, largement partagé.