N’était l’orchestre, le lever de rideau aurait suggéré que c’était La finta giardiniera que l’on donnait ce soir : Deux serres garnies de fleurs (côté jardin) une barraque accolée à une palissade de bois, et un canapé constitueront le décor unique des trois actes. Seuls quelques accessoires, une brassée aérienne, dense, de fils électriques, des cordes à linge, des outils de jardin, et les éclairages apporteront la variété. On perçoit ici et là les contraintes économiques de la production : outre l’humble décor, l’absence de choeur (1), la disparition de personnages tout-à-fait secondaires (brefs rôles parlés).
La mise en scène a choisi de transposer l’action dans un pays moyen-oriental des années cinquante, sans que l’on en comprenne bien le bénéfice attendu. Les costumes sont à l’avenant, clinquants et fouillés, aux coupes et coloris datés qui nous entraînent dans une incertaine Turquie. Certes, la magie de Strehler relève d’un autre temps, mais la dimension exotique est évacuée, même si la turquerie musicale reste en filigrane. Laurent Serrano, qui signe cette réalisation, tire parti avec intelligence de ce minimalisme : non seulement jamais l’action ne sera entravée par ses choix, mais les inventions, astucieuses, réjouiront chacun, renouvelant l’approche. La dimension souriante et sensible est soulignée, sans simplisme ni trivialité. La direction d’acteurs, essentielle, est aboutie, malgré quelques vides (ainsi, Selim et Osmin faisant les poireaux durant le « Marten alle arten » que chante Constance). Osmin ne cueille pas des figues, mais taille ses plantes à l’aide d’un sécateur et d’un… couteau électrique (2). L’adjonction bienvenue de quelques bruitages, pertinents et naturels, participe à l’illustration sonore. A signaler, un postlude qui surprend et ajoute aux sourires, après le vaudeville final. Pour ne pas en gâcher l’effet, nous laisserons les publics le découvrir. Avec le souci de permettre la compréhension de l’ouvrage aux néophytes, les dialogues ont été intelligemment traduits en français et les textes chantés surtitrés dans notre langue, et cela fonctionne (3).
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Le distribution, majoritairement jeune, cohérente, ne comporte aucune réelle faiblesse, et la complicité manifeste des chanteurs, participe à la réussite. Constance, ce soir puis à Neuilly, est Serenad Burcu Uyar. Indéniablement une grande voix, dont on se souvient tant de la Reine de la nuit que des rôles belcantistes. La technique est exemplaire, la virtuosité, la bravoure indéniables (dès la seconde partie de « Ach ich liebte »), les aigus filés, la conduite de la ligne captivent. Même si on la sent ponctuellement palpitante, touchante (« Martern alle Arten »), la maturité de sa voix, sa rondeur altèrent la crédibilité du personnage, jeune : on a souvent l’impression d’une succession d’airs de concert, magistralement interprétés. Ce ne sera qu’au dernier acte que l’on oubliera cette dimension pour partager l’émotion du couple promis à la mort. Erminie Blondel chantera Constance pour toutes les autres représentations. Caroline Jestaedt nous vaut une merveilleuse Blondchen, jeune, tendre et piquante, spirituelle, enjouée. C’est la révélation de la soirée, d’une présence physique, d’une aisance vocale extraordinaires. Elle en remontrerait à beaucoup par son assurance et ses qualités. Avec juste le soupçon d’acidité attendu, elle se joue des traits les plus virtuoses. Ses trois arias sont autant de bonheurs que sa participation aux ensembles. Son « Welche Wonne » rayonne. Le Belmonte de Matthieu Justine, a de belles couleurs, un timbre séduisant, une longueur de voix et une projection rares. Tendresse, noblesse et bravoure se conjuguent agréablement, même si le caractère juvénile du personnage est estompé. La joie incertaine de « Wenn der Freunen Thränen fliessen », la sincérité de ses accents nous émeuvent. « Ich baue ganz auf deine Stärke », souvent supprimé, est de belle tenue, la voix est épanouie et l’orchestre rayonne de toutes ses couleurs. Yan Bua, ténor léger, se distingue déjà par ses qualités de comédien et nous vaut un Pedrillo à mi-chemin entre Figaro et Papageno. Le larron, bonimenteur, qui « tourne autour des femmes », est surtout un excellent chanteur, voix claire et bien conduite, toujours intelligible. Son « Frisch zum Kampfe », ses hésitations entre le courage proclamé et son attitude couarde, puis sa sérénade « Im Mohrenland », où l’espoir le dispute à l’inquiétude, sont d’anthologie, tout comme le sommet comique que constitue « Vivat Bacchus », son duo avec Osmin, parfaitement réglé. Ce dernier, Mathieu Gourlet, n’est pas ce vieillard grassouillet et lubrique dont on est familier. Athlétique, agile, d’une présence scénique et vocale incontestable, le gardien du sérail nous amuse, croque-mitaine d’opérette. Mais, ce qui est exceptionnel, il parvient à nous toucher réellement, épris de Blondchen (cadeau de Selim à son eunuque). Son air d’entrée, de la douceur à la férocité feinte, promet. Et le chanteur tient ses promesses, d’une voix solide, séduisante, colorée, aux graves soutenus, même si l’extrême grave manque de projection. L’articulation de certains traits peut progresser mais le bonheur est là. Le duo bachique avec Pedrillo est savoureux. « O wie will ich triumphieren », nous entraine dans les profondeurs de l’âme d’Osmin, comme de son registre. La drôlerie de ses accès de colère, ses soupçons, son ivresse sont parfaitement traduits. Pacha Selim est confié au comédien Guillaume Laloux. Ce n’est pas le Grand Turc, mais un gentleman, svelte, en élégant blazer bleu sur pantalon blanc, tendre et autoritaire, sincèrement épris de Constance, qui remplit fort bien sa fonction.
Les ensembles sont des sommets vocaux et dramatiques, exemplaires de vie, comme de précision et d’équilibre, dès le duo des fripons (Osmin et Pedrillo), avec le trio des hommes. Le quatuor des deux couples, à la fin du II, où chacun est caractérisé, est exemplaire, on y croit. On retiendra aussi, au III, celui de Constance et de Belmonte, dont le destin semble scellé, pour son émotion juste.
Adrien Ramon, nouveau venu dans le paysage lyrique, y fait une belle entrée : la richesse de son parcours musical a nourri sa réflexion, et la lecture fine qu’il nous offre atteste sa réussite. Toujours attentif à chacun, chanteur ou instrumentiste, il dispense une belle énergie, sans raideur, à toutes les pages. Le mordant, l’exubérance comme les accents tragiques sont bien présents. Surtout, il nous vaut un plaisir authentiquement mozartien : l’orchestre de l’opéra de Reims, bien que modeste, s’y montre remarquable de précision, de souplesse, de phrasé. N’y manquent qu’un soupçon d’abandon à tel ou tel passage, et les couleurs d’instruments d’époque. Il faut dire que si tous les vents sont au rendez-vous, l’effectif des cordes a été réduit, pour des raisons économiques, fonctionnelles (capacité de la fosse) ou artistiques, peu importe. Un excellent parti pris en effet (4) que cet orchestre allégé, rééquilibré : l’écriture des vents, trop souvent étouffés par des cordes surabondantes, est ainsi magnifiée, et c’est un constant régal, particulièrement dans les deux airs consécutifs de Constance, au second acte.
Comme les spectateurs qui ont longuement acclamé tous les artisans de cette réussite, on sort heureux, réjoui de cette production promise à toucher de nombreux publics de villes où l’opéra est rare : elle mérite d’être découverte par le plus grand nombre, y compris par les mozartiens exigeants.
(1) On se passe fort bien des deux chœurs des janissaires, l’orchestre suppléant les voix ; de même, l’ouvrage ne souffre pas de la disparition de Klaas, le matelot, du « nègre muet » qui alerte Osmin de la tentative d’évasion, ni de l’officier. (2) Redoutable, qui lui servira ensuite à menacer Pedrillo des pires atrocités. (3) Un de mes voisins, qui franchissait le seuil d’un opéra pour la première fois de sa vie, me confiait son bonheur. (4) Moins de quinze jours après la création, Mozart tenait à en achever l’arrangement pour harmonie (lettre du 20 juillet 1782 à son père).