Plaisir de boomer… : aller rechercher son vieux Lotus bleu, pour vérifier… Mais oui, l’album que Pamina lit aux trois Knaben, furtivement entr’aperçu, c’est bien lui, avec le dragon noir qui ondule sur fond rouge… Et le grand vase bleu et blanc de porcelaine chinoise où ils se cacheront, c’est bien celui où s’abritent Tintin et Milou.
La Flûte enchantée de Lausanne est d’abord un livre d’images, tout en réminiscences et en drôlerie. Tintin au Tibet s’y invite aussi (le yéti !), et partis d’une Chine de chromo, on se retrouvera au pied du Potala, sur lequel siègera un Sarastro en longue robe dorée, le crâne doré aussi, seule référence à quelque naos égyptien. Son « O Isis und Osiris » semblera dans ce contexte un peu exotique.
Un Singspiel penchant vers la comédie musicale
L’aspect initiatique passe à la trappe. Une trappe qui, soit dit en passant, est souvent mise à contribution. La Reine de la nuit y disparaîtra, de même que son époux (Sarastro). La mise en scène d’Eric Vigié tire vers un merveilleux de Musical à l’américaine et utilise toutes les séductions de la machinerie théâtrale. Papagena, en bel oiseau de paradis, descend des cintres sur un trapèze, les enfants survolent la scène dans une gloire en forme de balancelle, la machine à fumée tourne à plein, de belles vidéos de Gianfranco Bianchi) ouvrent la scène sur des montagnes éblouissantes, les gags fleurissent… Une spectatrice nous dira : « C’est la première fois que la Flûte enchantée m’amuse… ». En effet, cette lecture ludique passe comme dragon sur braise sur les pesanteurs maçonniques du livret pour inventer un livre d’images que feuillettent avec leur grande sœur trois enfants sages en pyjama qui semblent sortis de Peter Pan (et leur imagination fera du valet de chambre en gilet jaune (celui de Nestor, ô Moulinsart) le Monostatos du conte).
Cité interdite, dragon jaune et fumées opiacées
De grands panneaux rouges comme les murs de la Cité interdite coulissent. Ce sont les portes d’un domaine imaginaire. Le serpent y a l’allure d’un dragon jaune aux yeux rouges clignotants de fête chinoise, assaillant un Tamino ennuagé dans les fumées de sa pipe d’opium. Et le spectateur caresse quelques souvenirs de cinéma, Les fleurs de Shanghai, la fumerie de L’Année du Dragon ou Sept ans au Tibet. Quant à Papageno, avec sa tignasse blanche, son visage sombre et sa gestuelle de clochard un peu céleste, il fait penser aux paysans-vagabonds des films de Mizoguchi.
Au fil de la seconde partie, moins BD que la première et plus solennelle, suivant en cela le livret de Schikaneder, on verra fusionner curieusement le monde chinois et le monde bouddhiste au fil des processions des prêtres : longues robes de satin bleu de moniales d’opérette pour le chœur féminin et toges safran et rouge pour les hommes, en une manière de fusion des imaginaires. On verra le Sprecher apparaître dans une lucarne ronde, longue barbe blanche de vieux mandarin, et un peu plus tard descendre des cintres sur une manière de coussin volant un Sarastro qui détachera sa barbe blanche pour prendre l’aspect de quelque lama, avant de descendre à terre pour devenir en longue robe dorée une manière de prêtre vaguement égyptien.
Melting-pop…
Mais le tricotage de ces imaginaires religieux sera davantage décoratif (et diablement séducteur) que métaphysique. De très belles lumières dorées (de Denis Foucart) transcenderont un décor très simple (cadre de scène à motif japonais, panneaux à claire-voie, projections montagneuses). Bel effet que la chute souple du rideau ennuagé révélant la Reine de la Nuit, juchée sur son immense robe, version bleue, avec son diadème, de la Liberté de Bartholdy.
Pour la scène des épreuves, on verra sortir de la pénombre et s’approcher lentement une énorme tête évoquant les Bouddhas Khmers d’Angkor, impassible à souhait, dont les hommes d’armes ouvriront le visage à deux battants pour faire entrer Tamino et Pamina dans cette manière d’œuf primordial, de ventre où ils connaîtront leur nouvelle naissance, manière intéressante de transposer l’épreuve du feu et celle de l’eau.
Notons au passage la beauté singulière des costumes de ces hommes d’armes, cuirasse, jupes plissées vertes et couvre-chef hérissé étincelant, silhouettes démarquées de celles des samouraïs ou des guerriers chinois de bois que Brustolon sculptait à Venise. Leurs cimeterres recourbés font songer à celui dont « le fou de Shanghai » menace Milou en citant Lao-Tzeu. Ne manque en somme que Monsieur Mitsuhirato… Eric Vigié, grand arpenteur d’Asie, très inspiré dans son rôle de costumier, et le décorateur Mathieu Crescence se sont à l’évidence beaucoup amusés, faisant se rencontrer culture traditionnelle et culture pop.
Exemples : Monostatos et ses sbires en longues soutanes et gilets rayés de valets de chambres, masqués de blanc et noir comme dans l’opéra chinois d’Adieu ma concubine ou, en guise d’animaux qu’ensorcèle le glockenspiel de Papageno, trois énormes pandas de fausse fourrure et un yéti poilu sorti de Tintin au Tibet sur fond d’Himalaya éblouissant (idée drôle dont la chorégraphie ne fait pas grand’ chose d’ailleurs).
Fichu virus
Musicalement, le début aura paru (le jour de la première) un peu hésitant. Après toutefois une ouverture palpitante et nette, enlevée à toute vitesse et avec un brio un peu désinvolte par l’Orchestre de chambre de Lausanne dirigé par Frank Beermann. Les tempi ne seront pas toujours aussi vifs d’ailleurs et parfois languiront quelque peu, mais pour la bonne cause…
On avait appris que les dernières répétitions avaient été bousculées : trois des interprètes (Pamina, Tamino et la Reine de la Nuit) ayant été attaqués par un méchant virus, et que trois doublures étaient en stand by au cas où…
Sachant cela, dès son air d’entrée « Dies Bildnis », en costume blanc et panama de touriste égarés dans le labyrinthe d’une ville chinoise, les quelques acidités de Tamino (l’Ukrainien Oleksiy Palchykov, spécialiste dès rôles de ténors lyriques légers et mozartiens) et sa projection quelque peu trompettante trouvèrent aisément leur explication. S’il tirera son épingle du jeu, compte tenu de cette méforme, on restera en manque d’une suavité dont on perçoit qu’il l’a dans sa voix.
Pour les mêmes raisons, on ne pourra qu’être indulgent, sachant quelle mozartienne est Marie-Eve Munger et connaissant sa virtuosité et la beauté de son timbre, pour les quelques aspérités du premier air de la Reine de la Nuit (le second allait être lui aussi assez escarpé). Au passage, notons la manière dont Frank Beermann, en chef d’opéra, retiendra à la fois le tempo et le volume de l’orchestre pour les aider l’un et l’autre.
Une Pamina étonnante
En revanche, le jeune soprano germano-serbe Tamara Banješević, à l’évidence parfaitement rétablie, allait donner une Pamina au timbre étonnamment charnu et chaud, d’une projection saisissante, dessinant un personnage qui ne s’en laisse pas conter. Son « Ach, ich fühl’s » sera sans doute le sommet musical de la soirée : d’une puissance vocale et dramatique impavide (avec le beau contrepoint du cor), d’une ligne de chant soutenue, sur le tempo très lent choisi par le chef et avec une aérienne envolée finale.
Décoiffant contraste soit dit en passant entre sa voix parlée, gracile et jeunette, et cette voix chantée si mûre.
C’est d’ailleurs la difficulté d’un tel Singspiel : rares sont les chanteurs qui se tirent à leur avantage des séquences parlées. Si alerte soit le Papageno de Björn Bürger, sa première scène avec Tamino semble un languissant pensum, sans tempo ni verve. Impression qu’on aura souvent. Les dialogues plombant le rythme, d’où des longueurs agaçantes, des voix parlées peu projetées, des effets qui s’étirent, et l’envie de conseiller aux chanteurs de s’inspirer des screwball comedies de Lubitsch ou Howard Hawks…
D’ailleurs le chœur « O Isis und Osiris » suivra directement l’air de Pamina, un dialogue Tamino-Papageno ayant été opportunément supprimé là…. Plénitude du Chœur de l’Opéra de Lausanne, précédant le trio « Soll ich dich », où l’impérieuse présence de Tamara Banješević surpassera sans peine les voix plus engoncées de Tamino et Sarastro.
À Guilhem Worms d’incarner à la fois le Sprecher et Sarastro, deux rôles de basse profonde qui descendent dans le bas de la clé de fa (jusqu’au fa grave justement). Si Guilhem Worms a l’élégance de phrasé du rôle, ces abysses lui posent quelques difficultés, qu’il compense aisément par son altière présence physique.
Papageno (le baryton allemand Björn Bürger), longue silhouette drolatique et nature comique, tirant joyeusement la couverture à lui, aura d’abord paru dans « Der Vogelfänger bin ich ja » plus à son aise dans le médium et le grave que dans le haut de la voix. Mais il gagnera en assurance vocale au fil de la représentation. Son « Ein Mädchen oder Weibchen », timbré et rayonnant de plénitude sur toute la tessiture, fera pendant au ravissant Duett « Bei Männerrn, welche Liebe fühlen » de l’acte I où Pamina et lui avaient fait jeu égal d’espièglerie tendre et de rayonnement vocal. Un de ces moments où on a le sentiment que Mozart est présent, avec toute sa mélancolie cachée derrière l’apparente gaieté.
Parmi les voix d’hommes, on nommera les solides prêtres de Maxence Billiemaz et Adrien Djouadou ainsi que, derrière son masque noir et blanc de démon chinois, le Monostatos souple et inquiétant du ténor espagnol Pablo García López qui montrera sa virtuosité dans son rondo aigre doux « Alles fühlt der Liebe Freuden », mené à un train d’enfer par Frank Beermann.
Charme fou
Au chapitre du charme fou, on n’oubliera pas l’adorable Yuki Tsurusaki, en Papagena-Colibri, dont les fréquentes apparitions à l’Opéra de Lausanne sont d’une poésie adorable (jolie trouvaille dans la scène de la vieille femme de lui faire gazouiller son texte dans un porte-voix à l’oreille de Papageno). Exquis aussi les trois Knaben (en alternance cinq filles et un garçon issu(e)s de la Maîtrise du Conservatoire de Laussane), en délicatesse parfois avec la justesse, mais c’est comme ça qu’on les aime.
Les trois Dames (Esther Dierkes, Nuada Le Drève et Béatrice Nani) auront semblé à leur première entrée bousculer un peu leur allemand et leurs lignes vocales… Mais elles rattraperont les unes et les autres au fil d’une mise en scène qui les sollicitera souvent.
D’ailleurs l’une des dernières images de l’opéra fera appel à elles pour ajouter un contrepoint contemporain à l’imagerie poétique régnant jusqu’alors : on verra arriver les trois dames en uniforme kaki de l’Armée populaire chinoise, petits livres rouge en main, et investissant le Potala… Image assez semblable à celles que Mme Mao imposait à l’Opéra de Pékin à l’époque de la Révolution culturelle, de sinistre mémoire.
Ultime clin d’œil au public enchanté (et nombreux, les six représentations affichant complet) : le Yéti refermant les portes rouges de la Cité du rêve.
À l’issue d’un spectacle qui sans nul doute sera encore plus réussi (il l’est déjà tout à fait) quand deux des personnages essentiels auront recouvré tous leurs moyens.