Pour ce Don Giovanni marquant les cent ans de l’institution lilloise et les vingt ans de sa réouverture, c’est moins la tradition et le répertoire que la dimension transgressive de l’opéra qui est à la fête : Thanatos préside à la soirée.
Le début du spectacle se déroule sur une plateforme suspendue, déconnectée du sol. Les personnages y circulent entre des panneaux amovibles qui évoquent déjà travestissements et dissimulation. Les projections videos de Frederik Jassogne et Bram Delafonteyne, entre abstraction, anamorphoses et évocations fragmentaires, animent visuellement cet univers très sombre, tout en faux-semblants.
La troisième scène, campagnarde, devrait apporter contraste et légèreté. Que nenni, nous basculons au contraire dans le sordide : un abattoir en sous-sol. La message est parfaitement explicite : nous voilà projetés au cœur des pulsions les plus primaires. Le contraste entre les scènes de séductions et le répugnant de l’environnement crée un sourd – et volontaire – malaise qui n’embarrasse pas Zerline, repoussant les carcasses à pleins bras pour installer plus confortablement son Masetto sur le billot afin de lui offrir une fellation.
Au sol, un pavement de verre laisse entrevoir les restes calcinés d’une civilisation disparue. De là s’érigera la statue-dolmen du commandeur. Par là, également, disparaîtra Don Giovanni, happé par les enfers. Il y a du Sophocle dans tout cela, le propos de Mozart s’en trouve un peu forcé mais il faut reconnaître que le travail de Guy Cassiers est aussi cohérent que bien rythmé, composant une gradation dramatique assez spectaculaire dans sa métaphore bouchère alors que la scène de l’abattoir plaçait la barre haut et laissait présager un plafonnement dramatique.
La chair est triste, corrompue – au sens propre comme figuré – elle n’est que viande froide et orgie pathétique jusqu’à l’écœurement de la scène finale où les protagonistes se vautrent dans deux amas gigantesques de corps humains sous vide dont ils se repaissent. Voilà qui fait passer les fragments anatomiques de Géricault pour roupie de sansonnet : les membres sanguinolents sont brandis en phallus glorieux et la scène parvient à dégoûter, alors que le procédé est éventé sur les scènes européennes depuis plusieurs décennies. On aurait pu sans doute se passer de l’image finale d’un Don Juan décapité, empalé devant un vagin géant qui semble l’aspirer vers le néant.
Ceci dit, plastiquement, le travail des matières et des couleurs – dans les vidéos, les costumes de Tim Van Steenbergen et Annamaria Rizza, les lumières remarquables de Fabiana Piccioli – est parfaitement abouti, dégageant une séduction malsaine. N’en reste pas moins que, tiré vers l’abject, la mise en scène prend le risque de perdre en crédibilité, d’aplanir émotionnellement la soirée : couverts d’hémoglobine, les personnages convoquent parfois plus Sweeney Todd que Mozart.
Certains sont fragilisés par ce dispositif scénique qui fait fi de la direction d’acteur, c’est le cas d’Emőke Baráth dont la Donna Anna – très crédible vocalement – est un peu empruntée scéniquement. A l’inverse, l’Elvire de Chiara Skerath est toute de présence nerveuse, égarée, convaincante en dépit d’une tendance à attaquer les aigus par en dessous et d’un timbre qui profiterait de plus de rondeur. Zerline, sursexualisée, icône sado-maso avec fouet et poignard, se trouve gratifiée d’un coït non interruptus pour son second air après la gâterie du premier. Marie Lys prête à tout ce graveleux une présence aussi séduisante que son timbre riche, aux vocalises impeccables.
La figure de Don Giovanni s’accommode de la trivialité de la mise en scène, le libertin transgresse allègrement toutes les règles jusqu’aux tabous les plus extrêmes, jusqu’à l’anthropophagie. Ce barbaro appetito nous propulse chez Sénèque et son Thyeste.
Timothy Murray a repris le rôle au pied levé début septembre et semble pourtant parfaitement à son aise, voix bien projetée, graves toute en verticalité, on regrettera simplement un vibrato un peu serré et un enthousiasme un peu simplet du personnage pour la gaudriole qui contredit le propos du metteur en scène.
L’effet de gémellité avec l’excellent Leporello de Vladyslav Buialskyi est particulièrement réussi tant les deux artistes ont d’abattage et tant leurs deux voix sont proches, enrichies d’une même sensualité ronde et chaude. L’impeccable Masetto de Sergio Villegas Galvain , juvénile à souhait, pourrait faire de ce duo un trio tandis que l’Ottavio d’Eric Ferring, aux vocalises fluides mais aux aigus parfois poussés ou trop bas, campe une incarnation de la tendresse assez touchante. Paradoxalement, ce personnage habituellement plutôt falot sort grandi de tant de noirceur. James Platt, enfin, commandeur plein de dignité, complète avantageusement la distribution.
Ce plateau vocal de mozartiens confirmés à la diction impeccable fait merveille dans les ensembles, somptueux. Il sont soutenus en fosse par la direction fougueuse d’Emmanuelle Haïm qui danse littéralement par moments, leur impose des tempi trépidants ajoutant à l’hystérie générale, comme un écho à l’urgence de vivre et de mourir du héros. Cela induit quelques instants brouillons. La limpidité de la ligne musicale est pourtant un souci constant pour la cheffe qui tire le meilleur du Concert d’Astrée, à la pâte sonore aussi voluptueuse que bien articulée. Contrastes, nuances, suivent chaque inflexion de ces âmes perdues dont les errements du cœur, comme la concupiscence ne masquent plus le vertige mortifère.
Un spectacle à voir les 12, 15 et 16 octobre, à entendre en replay sur le site de France Musique avant une diffusion sur France TV.