Le Don Giovanni signée Ivo van Hove a vu le jour sur la scène de l’Opéra Garnier en juin 2019. Coproduit par le Met, ce spectacle aurait dû être créé sur la scène new-yorkaise au cours de la saison suivante mais, covid oblige, la première a été reportée au 5 mai 2023. C’est la représentation du 20 mai qui a été diffusée dans les cinémas.
Le metteur en scène belge situe l’action à la fin du vingtième siècle dans des décors monumentaux représentant plusieurs bâtiments en béton dont l’architecture évoque les toiles de Chirico. Ces édifices sombres et déserts, avec leurs escaliers qui semblent ne mener nulle part, créent un climat angoissant renforcé par les fumées qui émanent du sol. Trois d’entre eux se déplacent afin de modifier l’espace au fil des tableaux. Ainsi l’aspect « dramma » de l’ouvrage prédomine au détriment de son caractère « giocoso ». C’est à peine si le public rit pendant l’air du catalogue ou lors de l’échange de vêtements entre le maître et le valet qui se limite à l’imperméable et à la cravate de Don Giovanni. La couleur fait cependant son apparition lors du final du premier acte où les femmes arborent des costumes dix-huitième aux teintes vives que portent aussi des mannequins apparaissant aux fenêtres des immeubles. Grâce aux vidéos de Christopher Ash, la scène du châtiment de Don Giovanni est particulièrement spectaculaire. Durant le sextuor final, les bâtiments reprennent leur place initiale, baignés par une lumière dorée, des fleurs apparaissent aux balcons, signes de la sérénité retrouvée.
La distribution est dominée par l’exceptionnel Don Giovanni de Peter Mattei dont le matériau vocal demeure intact en dépit du passage des ans. Le baryton suédois se coule naturellement dans la conception du personnage voulue par le metteur en scène qui en fait non pas un séducteur incorrigible mais un prédateur sexuel doublé d’un assassin. En effet ce n’est pas au cours d’un duel que meurt le commandeur, Don Giovanni l’abat froidement d’un coup de révolver. #Me Too étant passé par là, ce personnage n’inspire aucune sympathie ni même aucune pitié. Mattei l’incarne avec une voix solide qui se fait suave dans le duo avec Zerline et veloutée dans la sérénade, magnifiquement nuancée. L’air du champagne est plus agressif que jubilatoire et face au commandeur le timbre se pare de sonorités rauques tout à fait en situation. Auparavant nous aurons vu le personnage sombrant dans la déchéance, saisir la nourriture à pleines mains, jeter le pain à terre avant d’ouvrir sa braguette devant Elvire suppliante. Une incarnation majeure qui permet à Peter Mattei, vingt ans après ses débuts in loco dans le rôle, de demeurer l’un des plus grands Don Giovanni du moment.
A ses côtés, Federica Lombardi campe une Anna de premier ordre dont la séduction vocale se double d’un physique avantageux. Le timbre capte d’emblée l’attention et le personnage émeut dès sa première apparition. « Or sai chi l’onore » est chanté avec une voix sonore et des aigus percutants, « Non mi dir » lui permet de faire valoir un beau legato, une technique aguerrie lors de la reprise piano, ainsi que des vocalises précises dans la seconde partie de l’air. La soprano italienne a, n’en doutons pas, un bel avenir devant elle. Ben Bliss possède une voix claire et bien projetée de ténor lyrique, un souffle inépuisable comme en témoigne la longue vocalise centrale de « Il mio tesoro » et une ligne de chant élégamment nuancée. Les reprises de ses airs sont ornementées avec goût. Familier du rôle de Leporello, Adam Platchetka l’incarne avec une bonhommie résignée. Doté de moyens vocaux solides il parvient à imposer son personnage bourru face au Don Giovanni grandiose de Mattei. L’Elvire d’Anna María Martínez n’est ni hystérique, ni ridicule, c’est une femme abandonnée dont la souffrance émeut d’autant plus qu’elle n’est plus toute jeune. Cependant l’usure du timbre est perceptible notamment à partir du haut medium. La cantatrice parvient malgré tout à offrir un « Mi tradì » de belle facture. Zerlina est ici confiée à une soprano lyrique, Ying Fang, dont le timbre pur et limpide n’est pas dépourvu de sensualité dans l’air « Vedrai carino ». Force est de reconnaître que son couple avec Alfred Walker n’est pas très bien assorti tant scéniquement que vocalement, le baryton possédant une voix puissante dépourvue de nuance et de charme. Enfin Alexander Tsymbalyuk est un commandeur de luxe, la voix est large, les graves abyssaux et l’incarnation impressionnante.
La grande triomphatrice de la soirée est sans conteste Nathalie Stutzmann. Acclamée avec enthousiasme par le public, la cheffe française effectue des débuts flamboyants au Met. Dès les premiers accords en ré mineur de l’ouverture, autoritaires et inquiétants, elle plonge l’auditoire dans le drame. Elle négocie ensuite avec subtilité le passage à l’allegro en ré majeur avant de dérouler sous les voix des chanteurs qu’elle s’emploie à ne jamais couvrir, un tissu orchestral somptueux qui met en valeur avec une précision de chaque instant, la richesse de la partition. Les tempos adoptés généralement vifs, ménagent quelques moments de suspension envoûtants comme par exemple le duo « La ci darem la mano » tandis que l’affrontement final entre le commandeur et Don Giovanni est conduit de manière spectaculaire.
Le samedi 3 juin, le Metropolitan Opera retransmettra dans les cinémas du réseau Pathé Live, La Flûte enchantée avec à nouveau Nathalie Stutzmann à la direction.