Don Giovanni, avec sa statue qui marche, ses fumées infernales et sa scène finale regardant vers le fantastique, a souvent suscité des mises en scène spectaculaires – ce qui lui a assuré, plus que d’autres opéras de Mozart, et au prix de remaniements contestables, un certain succès dans le Paris du XIXe siècle, celui du Grand Opéra et du Boulevard du crime. Peu d’œuvres, pourtant, sont plus intimistes : une distribution limitée à huit protagonistes, expurgée de la nuée de comprimarii qui s’entrechoquaient quelques années plus tôt dans Les Noces de Figaro, des lieux indistincts, rarement désignés plus précisément que sous l’appellation de « rue » ou de « jardin », une intrigue tout entière tendue vers sa scène finale, où les péripéties ne constituent que l’ornement d’une construction claire et épurée. Peter Brook, déjà, lors de la réouverture du Théâtre de l’Archevêché d’Aix-en-Provence en 1998, avait compris qu’avec une approche regardant vers le théâtre de tréteaux, on pouvait au plus près de l’action et de ses personnages. Aujourd’hui, dans une production portée par la compagnie lyrique l’Arcal, le metteur en scène Jean-Yves Ruf renouvelle l’expérience avec bonheur.
Par nécessité d’abord : le plateau du Théâtre de l’Athénée ne permet pas la perte de place, ni les effets les plus spectaculaires. Mais ce qui aurait pu ressembler à une contrainte devient, ici, un formidable terrain de jeu. En plaçant l’orchestre sur le plateau, Jean-Yves Ruf en fait, d’abord, un acteur à part entière de l’action. Pas seulement parce que les musiciens portent des masques ou effectuent quelques pas de danse à la fin du premier acte ; surtout en raison de l’excellente prestation du Concert de la Loge. Ils auraient sans doute été très bons aussi dans une fosse, mais on ne peut s’empêcher de penser que la scène les galvanise, que la proximité avec les chanteurs redouble leur énergie et leur créativité. Guidé par leur premier violon et chef d’orchestre Julien Chauvin, le Concert de la Loge avait déjà enregistré, pour un disque sorti chez Alpha, une ouverture de Don Giovanni acérée. Ici, les premières mesures imposent d’emblée une tension qui ne retombera pas un seul instant, même quand des pauses s’installent – ainsi « Dalla sua pace » et « Mi tradi », ajoutés par Mozart après la création de son œuvre à Prague et en vue de sa reprise viennoise, monologues sublimes mais presque incongrus dans cette pièce tout en dialogues et en confrontations, trouvent leur juste pulsation, entre poésie et continuum dramatique. Autour de l’orchestre, presque pas d’éléments de décors : imaginés par la scénographe Laure Pichat, une passerelle, quelques rideaux, un escalier creusent des espaces exigus pour les personnages, condamnés à l’instabilité, au mouvement perpétuel. Belle vision d’une œuvre où tout se précipite, où personne ne semble rien maîtriser, où chacun s’appuie comme il peut sur les épaules d’un autre pour continuer à tenir debout.
Les chanteurs plongent corps et âmes dans ce spectacle brûlant, sans y perdre leur intégrité vocale. Timbre noir et magnétisme menaçant, Timothée Varon est bien ce Don Giovanni inquiétant et insaisissable, tyrannique et velléitaire, dessiné par Da Ponte. Adrien Fournaison, aux couleurs vocales plus claires, fait de Leporello un compagnon de route résigné plus qu’un jumeau maléfique (l’ « Air du catalogue » n’en contient pas moins sa part de cruauté gratuite), et Abel Zamora, qui déploie une admirable maîtrise du legato dans ses deux airs, est parfait dans la veine des Ottavio veules et penauds. Le Masetto fougueux de Mathieu Gourlet comme le Commandeur sonore et glacé de Nathanaël Tavernier complètent un plateau masculin sans fausse note. Du côté des femmes, l’Elvira rageuse de Margaux Poguet peut compter sur les teintes mordorées d’une voix ductile et puissante pour construire un personnage profondément émouvant, et Michèle Bréant compose une séduisante Zerlina, menant de son timbre clair un « Batti, batti o bel Masetto » d’une parfaite musicalité. Marianne Croux, enfin, vient à bout des airs de Donna Anna avec une apparente facilité, même si son impressionnant volume vocal semblait, en ce soir de première, mal canalisé pour une petite salle. Version viennoise oblige, pas de sextuor final : le rideau tombe sur la chute du héros maudit, et le public exulte. Il a raison.