Romeo Castellucci fait partie de ces metteurs en scène dont le travail est immédiatement reconnaissable et qui laissent sur tout ce qu’ils touchent une emprunte durable. Ses visions, très personnelles et souvent radicales, se soucient peu de la tradition mais cherchent plutôt, à travers une remise en question complète des œuvres abordées, à leur trouver un sens inédit à travers des représentations souvent esthétisantes, où l’humain occupe la place centrale.
Sachant ce que représente à Salzbourg la figure de Mozart, le Dieu local qui est au centre de la programmation depuis la création du festival mais aussi infiniment cher au cœur du public des festivaliers, on ne pouvait guère s’attendre à ce que son Don Giovanni passe inaperçu, ni qu’il recueille une pleine approbation du public.
Castellucci plante son décor initial dans une église baroque d’un blanc immaculé, il y en plusieurs ainsi dans Salzbourg, dans laquelle les ouvriers viennent faire quelques travaux. C’est là qu’aura lieu le viol suivi de meurtre ; ces événements ne sont d’abord que suggérés, mais ils seront mimés plus tard avec force détails par des marionnettes, lorsque Donna Anna racontera la scène à Don Ottavio. Ce travail par allusion plutôt que par représentation marquera tout le spectacle. Les images sont splendides, dans une surabondance de blancs avec l’intervention surprenante de quelques éléments extérieurs tombés des cintres ou d’animaux bien vivants, chiens, chèvre, rat, qui traversent le plateau de façon inattendue. Ce sont ces interventions qui créent les émotions visuelles beaucoup plus que le mouvement des chanteurs, émotions parfois très vives, une voiture à la verticale, ou choquantes, un piano à queue qui s’écrase au sol avec moult fracas (et pas mal de casse…), image insupportable pour n’importe quel musicien ? Intervention incongrues, une puis deux photocopieuses pour l’air du catalogue, inexpliquées, une barricade construite à la fin de l’acte I, etc, etc.. Quelque fois ces évocations tournent au sublime ou à la poésie, comme l’apparition soudaine d’un fiacre pour achever de convaincre Zerlina, le tout nimbé de lumières irréelles, comme dans un rêve. Quelques fois elles relèvent encore d’une autre veine, comme le fait de présenter Donna Elvira accompagnée d’un jeune enfant et de confronter Don Giovanni à des responsabilités de père (qu’il refuse tout aussitôt d’assumer, il va sans dire).
© Monika Rittershaus
Les scènes dansées sont particulièrement réussies, certaines touchent au sublime, comme la noce de Zerline et Masetto entourés de leurs amis, dans une lumière de fin d’été, dorée, où un conseil d’être heureux semble sortir des choses.
Ces tableaux enchantés, cette lumière irréelle vont de pair avec un déroulé musical hors du commun, lui aussi. Le spectateur assiste à une sorte de dilatation du temps : outre que les tempi sont d’une lenteur aux limites du réalisable pour les chanteurs, on y reviendra, de longs intermèdes improvisés au clavier sont ajoutés avant, pendant ou après quasi tous les récitatifs, précédés ou suivis également de longs silences qui viennent interrompre le rythme du récit, casser les habitudes d’écoute, troubler volontairement l’auditeur. On en vient même à ajouter, avant la scène du cimetière, un extrait du quatuor en ut (les dissonances K.465) que ma voisine de siège, une dame d’âge et d’allure respectables, ponctue d’un Aber Warum ? indigné. Ces tempos obligent les chanteurs à des respirations supplémentaires qui coupent parfois une phrase en deux, contrainte technique qu’ils dissimulent assez habilement, mais contrainte tout de même.
Cette dilatation du temps, qui porte la durée du spectacle à plus de quatre heures, finit par engendrer l’ennui, d’autant que l’inspiration du metteur en scène s’épuise à l’acte II. Seuls de spectaculaires mouvements de foule (largement plus d’une centaine de femmes dociles qui s’obligent à des chorégraphies silencieuses, rôles tenus par des femmes bénévoles de tous âges, recrutées ici même à Salzbourg), viennent ponctuer le cours du récit, Castellucci refusant de représenter les épisodes bouffe du livret, avec substitution de personnages, retournement de veste et bastonnade qu’il juge sans doute trop communs. La matière humaine, l’abondance des corps en mouvement finit ici par faire office de décor. On aura ainsi droit à un cimetière jonché de cadavres mais sans statue du commandeur, un dîner sans table dressée, sans musiciens, et un Don Giovanni qui meurt sans que le commandeur n’apparaisse (le rôle est chanté depuis la coulisse), comme victime de sa propre imagination ou de son seul remords. Dans d’horribles convulsions, il se débarrasse de ses vêtements et finit nu dans le flou enfumé d’une lumière blanche. Long silence gêné avant le sextuor final, extrêmement lent et instable.
Jusqu’au bout du spectacle, Castellucci aura donc refusé d’être là où on l’attend, refusé les passages obligés d’une des plus célèbres pièces du répertoire, refusé de plaire, de se soumettre à quoi ou qui que ce soit, librettiste et compositeur inclus.
L’originalité et la volonté d’appropriation ne sont pas seulement sur le plateau, elles sont aussi dans la fosse. Le jeune et brillant chef Teodor Currentzis qui dirige ici son propre orchestre, l’ensemble Utopia fondé en 2022, imprime à la partition une vision très personnelle et en complète résonance avec la mise en scène. Les constants changements de tempo, les longs silences, l’inconfort qui s’ensuit pour les chanteurs, tout cela contribue à désemparer l’auditeur, à dessein.
On en vient donc à se dire qu’avec la complicité du chef d’orchestre, on assiste à une mainmise totale du metteur en scène sur l’ensemble des éléments du spectacle, y inclus la partition, (il s’était déjà emparé des décors des costumes et de l’éclairage…) une sorte d’appropriation totalitaire. C’est sans doute ce totalitarisme qui dérange, bien plus que les originalités ou les détails incongrus dont il a émaillé son propos. Le spectacle qu’il livre est comme un univers fermé où tout est contrôlé, une vision cohérente mais inaccessible, qui ne laisse pas de place à l’autre et qu’on ne peut que considérer de l’extérieur avec le désagréable sentiment d’en être exclu.
Mais venons-en à la partie musicale. Si les cordes d’Utopia n’ont pas la volupté et l’humour de celles du Philharmonique de Vienne, incomparable dans Mozart, il faut reconnaitre que pour un jeune orchestre, le résultat est très satisfaisant. En deux années seulement, Currentzis aura réussi à construire une phalange performante, enthousiaste et compétente, très engagée dans son travail et qui s’apprête à aborder des répertoires très variés. Les interventions des bois sont encore un peu abruptes, c’est conforme à l’esthétique du temps.
La distribution vocale est, comme très souvent à Salzbourg, d’excellente qualité. Davide Luciano campe un Don Giovanni très solide vocalement, excellent comédien, et forme avec Kyle Ketelsen (Leporello) une sorte de duo idéal, même taille, même allure, avec ce qu’il faut de différenciation dans les voix, timbre un peu plus grave pour le valet que pour le maître. Ce sont cependant les rôles féminins qui sont les plus spectaculaires : grande voix venue de Russie, la Donna Anna de Nadezhda Pavlova est tout simplement époustouflante, d’une irréprochable justesse y compris dans ses vocalises, avec des aigus déconcertants, une virtuosité sans faille, une grande homogénéité dans la voix et une énergie considérable. Federica Lombarda qui chante Donna Elvira n’est pas en reste, voix large et sensuelle, quoiqu’un tout petit peu moins spectaculaire ; elle livre elle aussi une prestation digne d’éloges. Déguisé en Prince Charmant de la Belle au bois dormant de Walt Disney, puis en Pierrot, Julian Prégardien se trouve confronté, dans le rôle de Don Ottavio, à des airs parmi les plus exposés du répertoire. Il s’en tire pas mal du tout, faisant de ses fragilités un atout expressif. Le Commandeur, qu’on ne voit qu’à la première scène, le reste étant chanté depuis les coulisses, est brillemment incarné par la basse russe Dmitri Ulyanov, avec toutes les résonances graves que ce bref rôle requiert, eu égard à sa dimension symbolique. Quant au couple Zerline / Masetto, il est chanté par Ruben Drole et Anna El-Khashem, elle brillante, très engagée et pleine de charme, lui un peu en retrait et plus convenu.
Présentée pour la première fois en 2021 – mais avec une distribution différente – cette mise en scène continue d’intriguer et surtout de faire parler d’elle. Le public s’en émeut et parfois s’en indigne, mais il continue à remplir les salles, confortant ainsi les concepteurs dans leurs choix.