Année 1846. Un orchestrion dans le salon de la grande famille Tchaïkovski. Le petit Piotr, âgé d’alors 6 ans, entend pour la première fois « Vedrai Carino », l’air de Zerlina dans Don Giovanni de Mozart. L’enfant pleure, est bouleversé. Premier choc. Premier éclat de lumière. Face à son insondable mélancolie, l’enfant de verre, comme le surnomme Fanny, sa nounou, cherchera toute sa vie durant ce rayonnement qu’il ne trouvera que dans les œuvres du compositeur salzbourgeois et qu’il considérera comme un dieu.
Année 2018. Ce 25 mai on joue sur la scène tourangelle la première de Mozart et Salieri, un opera da camera de Rimsky-Korsakov, sans doute une de ses partitions les moins connues. Tirée de l’œuvre du même nom d’Alexandre Pouchkine, la pièce narre la mort du jeune génie et de son présumé assassin. Au plafond, un lustre à pampilles brille au-dessus d’un gros piano noir qui envahit la scène, réduite pour l’occasion par la fermeture partielle des deux rideaux rouges sur le côté et d’un mur noir à l’arrière. À la scène suivante, la scène de la mort, l’espace se fait plus sombre et plus étouffant, le piano se transforme en table pour le dernier dîner, puis en cercueil. La lumière, elle, baisse petit à petit, le lustre devient un chandelier éteint par Salieri à la fin de l’œuvre après l’Introït du Requiem. À son écoute et devant la grandeur de la musique mozartienne, le vieux compositeur jaloux, ému jusqu’aux larmes, nous rappelle le petit Piotr Ilitch deux siècles auparavant. Interprété par Irakli Murjikneli, le jeune Mozart est plein de vie, détonne et dérange dans le décor noir et gris, s’amuse à sortir du cadre de la scène. Le ténor a un superbe timbre doublé d’une voix puissante. L’Orchestre Symphonique Région Centre-Val de Loire dirigé par Vladislav Karklin semble, lui, plus en reste et, tout comme Mischa Schelomianski en Salieri, paraît se réserver pour la deuxième partie de soirée. L’œuvre est très courte et malgré la mise en scène de Dieter Kaegi, classique mais efficace, la dimension tragique de la narration peine à atteindre son climax.
© Marie Petry
« Pourquoi ne puis-je faire comme Rimski-Korsakov ? Pourquoi, chez moi, les trompettes, les trombones soufflent de toutes leurs forces pendant des pages et des pages sans rime ni raison ? » (Tchaïkovski dans une de ses correspondances à Mme von Meck, son amie et bienfaitrice).
Fort heureusement, en 2e partie, Vladislav Karklin ne donnera pas raison au compositeur en offrant pour Iolanta une musique pleine de couleurs, tantôt puissante et hardie, tantôt rêveuse et sensible. La soprano sibérienne Anna Gorbachyova-Ogilvie campe une princesse extrêmement touchante et est très investie dans son rôle, comblant ainsi certaines gênes vocales probablement dues au stress. Les décors et les costumes signés Francis O’Connor sont somptueux et confèrent instantanément un caractère onirique et mystérieux à l’intrigue. Dans sa verrière, rose parmi les roses, et confinée dans cet univers, la jeune fille est entourée par ses trois « nounous » interprétées agréablement par Delphine Haidan, Yumiko Tanimura et Majdouline Zerari ainsi que par les femmes du Chœur de l’Opéra de Tours.
Ces dernières jouent un rôle important eu égard à la mise en scène, et tiennent leur emploi avec brio malgré de légers décalages avec l’orchestre. Des domestiques (des hommes du chœur) viennent jeter un œil à cette plante rare à travers les vitres de la verrière, d’abord faiblement éclairée, suggérant la cécité de la jeune femme. Au-dessus, un ciel parfois bleu, parfois gris, est projeté grâce à un écran qui fait également office de miroir, reflétant l’action en-dessous et offrant plusieurs points de vue sur une même scène. Lors du grand air d’Ibn-Hakia, interprété par un Aram Ohanian convaincant, Dieter Kaegi nous donne ainsi à voir sur cet écran des images de la radiographie de la jeune fille ou, plus kitsch, des vidéos de cygnes pendant le duo d’amour. De fait, ces moments apportent peu pour l’ambiance et la compréhension de l’œuvre.
Dans l’arioso du Roi René, Mischa Schelomianski déploie avec facilité et beauté toute sa palette de graves dans de grandes et belles nuances, d’autant plus que le rôle du père aimant et protecteur lui va à ravir. Avec l’arrivée de Robert et Vaudémont les lampes torches ont remplacé la lumière tamisée, rendant l’ambiance plus fantastique. Le couple formée par Irakli Murjikneli et Javid Samadov fonctionne très bien et les deux chanteurs semblent complices. Le baryton maîtrise parfaitement l’air de Robert même si la voix manque un peu de rondeur tandis que le ténor est toujours d’une impertinente assurance vocale et joue aussi justement le chevalier passionné que le compositeur génial et cabotin.
C’est en pleine lumière, une lumière aveuglante et violente sur le plateau, que Iolanta recouvre la vue, mais loin du dénouement joyeux et léger que l’on retrouve dans la plupart des productions, le public assiste alors à une issue tout à fait tragique. Si la scène finale est par ailleurs extrèmement bien orchestrée, elle prend peut-être un peu trop de liberté avec l’œuvre et l’histoire de la vie de Tchaïkovski. Iolanta n’est-elle pas le double de cet enfant de verre, à l’abri dans son cocon familial, et qui, trouvant l’amour, retrouve enfin cette lumière perdue et salvatrice ?