C’est une longue histoire d’amour qui unit les troupes de Cecilia Bartoli à La Clémence de Titus. Commencée il y a plus de deux ans par une tournée de concerts – sans mise en scène donc – dont l’étape liégeoise avait retenu notre attention , elle avait trouvé son aboutissement au festival de Pentecôte à Salzbourg en mai dernier, dans une mise en scène de Robert Carsen. C’est cette même production qui est reprise cet été encore, avec un succès bien mérité.
Le moins que l’on puisse dire est que la production a fait bien des progrès au cours de ces deux années. L’orchestre du Prince-Monaco, celui-là même que Bartoli a fondé et qui lui est spécifiquement dédié puisqu’il l’accompagne quasiment dans tous ses projets, était hier soir particulièrement bien équilibré et sonnait, dans l’acoustique très favorable du palais du festival, comme un phalange de tout premier plan.
L’élément le plus faible de la distribution a été remplacés très avantageusement, et le casting vocal forme dès lors une équipe bien équilibrée et de très haut niveau, nous y reviendrons.
Mais c’est l’intervention de Robert Carsen qui mérite ici nos plus grandes louanges. Travaillant avec intelligence sur les éléments objectifs du livret, il construit pour chacun des personnage une identité forte, cohérente, crédible et intéressante, en ce compris les rôles souvent relégués au second plan que sont le couple formé par Annio et Servilia ou celui de Publio qui prennent ici pleinement leur part du drame.
Dans la vision de Carsen, Titus est un être fort et juste, avide de vérité, qui se place délibérément au-dessus des passions humaines et de leur petitesse, et qui s’érige dès lors en modèle pour nous tous. Un modèle issu des lumières, en quelque sorte, notion chère à Mozart, même si elle est anachronique quand on l’applique aux héros de l’antiquité. Sa clémence est l’outil par lequel se forge son attitude, et qui lui donne tout son sens. Aucune faiblesse donc, chez ce personnage central, mais au contraire une figure exemplaire soumise à la réflexion de chacun, en pleine cohérence et dignité.
Les autres rôles autour de lui, à des degrés divers, incarnent des passions plus ou moins coupables : l’ambition pour Vitelia, la trahison par faiblesse pour Sesto, mais aussi le remords, ou au contraire des vertus bien rares : l’honnêteté et la franchise pour Servilia – le rôle y gagne beaucoup en profondeur – soutenue par Annio. De Publio, Carsen fait le grand organisateur de l’intrigue, froid et lucide, le seul qui entrevoit la fin avant les autres.
Tout cela tient particulièrement bien la route, permet le déroulé du spectacle indépendamment de la transposition dans le monde contemporain (celui du pouvoir, entre conseil des ministres et parlement) dans un décor tout noir magnifiquement éclairé. Le rapprochement est évident entre l’incendie du Capitole à Rome en l’an 80 et les événements du Capitole de Washington le 6 janvier 2021. Carsen n’évite pas le rapprochement, il le suscite, en joue, y trouve sens et s’en nourrit.
Par ailleurs, le metteur en scène évacue également la question du genre, toujours un peu problématique dans une distribution qui comprend deux rôles travestis, en faisant de Sesto et d’Annio des femmes, tout simplement, sans rien changer au livret. Les scènes de séduction n’en sont pas moins vraisemblables, ni moins émouvantes.
Sur le plan de la réalisation scénique, Carsen travaille par tableaux successifs qui s’enchaînent au gré des récitatifs, la fluidité de l’ensemble étant malheureusement parfois un peu compromise par les applaudissements du public, après chaque air ou presque, qui viennent interrompre l’action en cours.
Cecilia Bartoli (Sesto) dont on ne s’étalera pas, une fois de plus, à vanter les mérites, reste la reine incontestée des vocalises tout en souplesse, des aigus filés auxquels elle donne toutes les couleurs qu’elle veut, du sens de l’à-propos, d’un constant engagement scénique et d’une grande rigueur musicale, sans doute soutenue par le grand nombre de représentations que compte aujourd’hui cette production. Le challenge pour une artiste de cette trempe est évidemment de ne pas décevoir, de se maintenir au meilleur niveau, ce qu’elle fait à la perfection, une fois encore.
Autour d’elle, stimulés par la qualité de l’ensemble, chacun s’attache à donner le meilleur de lui-même, ce qui donne une distribution très homogène : le Titus de Daniel Behle est particulièrement satisfaisant, en raison de la caractérisation du personnage, mais aussi par sa solidité vocale et son timbre à la fois viril et nuancé ; ce ténor – qui à ses heures est aussi compositeur – fait d’ailleurs dans le monde germanique une très solide carrière, tant en concert que sur scène.
Cecilia Bartoli & Alexandra Marcellier © SF/ Marco Borelli
La Vitelia d’Alexandra Mercellier est elle aussi très solide, avec une grande puissance vocale et une belle virtuosité. La voix est un peu dure cependant, mais cela ne messied pas à la conception du rôle, une incarnation presque caricaturée de l’ambition professionnelle, encore renforcée par le costume, bottes et jupe de cuir, chemisier échancré, la panoplie complète d’une angoissée prête à tout pour réussir ! Et lorsqu’elle s’aperçoit que Sesto ne l’a pas trahie, lorsque soudain l’émotion, le remords s’emparent du personnage, ce que la musique de Mozart traduit si bien, elle trouve les couleurs qu’il faut pour s’ouvrir au sentiment.
Très attachante du début à la fin, Mélissa Petit prête sa voix à Servilia, pour qui Carsen semble avoir une grande tendresse. Au lieu du fade soprano qu’on entend si souvent et malgré le costume ingrat d’une secrétaire un peu cruche, elle donne beaucoup de caractère au rôle, l’investit intelligemment, et réussit à en faire l’incarnation du courage, de l’authenticité et de la droiture. Dans la même veine, Anna Tetruashvili qui chante Annio s’en tire fort bien également.
On s’attachera aussi à souligner l’excellente prestation des chœurs, nombreux, parfaitement intégrés à la mise en scène, d’une justesse et d’un engagement scénique irréprochables.
Ildebrando D’Arcangelo enfin prête sa voix particulièrement bien timbrée et sa présence scénique bien affirmée au rôle de Publio, auquel Carsen donne finalement le dernier mot dans une fin très inattendue. Dans le dernier tableau, ce vaste chœur qui chante l’apothéose de Titus, le metteur en scène nous livre le fin mot de sa vision de la pièce : aux termes d’un complot qui semble ourdi par Publio, l’empereur est lâchement assassiné sous les coups de couteaux de ceux-là mêmes qui chantent ses louanges. Le rapport de force, le goût de l’intrigue et du pouvoir l’emportent sur la générosité magnanime, le sens de la justice ou simplement la grandeur, les valeurs des lumières sont bafouées. La chemise tachée de sang, Titus s’écroule et meurt, tandis que Vitelia s’assoit sur le trône, dans une scène théâtrale complètement inédite. Cette entorse faite à l’histoire (Titus est mort de fièvre en 81…) n’en est pas moins d’une très grande force dramatique et relance l’intérêt à la toute fin du spectacle, à un moment où tout semblait joué.
Pessimisme ou réalité, chacun jugera…