Le metteur en scène Tom Goossens est connu en Flandres pour ses adaptations en néerlandais du Barbier de Séville de Rossini ou encore de la trilogie Da Ponte de Mozart. Sa proposition pour l’Opera Ballet des Flandres n’est donc pas une surprise et dénote, de la part de cette institution d’une volonté d’en proposer une version accessible.
A vrai dire, le résultat est assez convainquant. Les néophytes gagnent en fluidité narrative même si les puristes, eux, peuvent déplorer quelques coupes dans les récitatifs et airs interrompus (« Venite, inginocchiatevi », « Ricevete, o padroncina »…) voire supprimés comme la chamaillerie de préséance entre Suzanna et Marcellina, « Via, resti servita, madama brillante ». Ce dernier exemple est d’autant plus étonnant que le personnage de la mère retrouvée de Figaro, campé en flamand, avec une voix non lyrique mais un abattage proverbial par Eva van der Gucht, prend ici beaucoup d’importance. Elle se voit attribuer plusieurs interventions parlées sur le mode du Singspiel relevant d’un théâtre populaire que n’aurait sans doute pas renié le Mozart du théâtre Auf der Wieden.
Elle endosse les oripeaux d’un coryphée qui commente l’action et la décrypte pour le spectateur. Elle en tire même une morale, qui, sans être impérissable d’originalité – la femme-fleur ne devant fleurir que pour elle-même – la replace au cœur des débats actuels quant à la place des femmes dans la société.
Ce pamphlet revêt d’ailleurs un indéniable intérêt scénique puisqu’il permet aux techniciens du plateau d’effectuer le changement à vue qui transforme le plan incliné des premiers actes en jardin. Qui plus est, cette manipulation – les dalles sont retirées l’une après l’autre – s’avère une jolie métaphore du propos et du sens caché des choses. En effet, toute la scénographie de Sammy van den Heuvel concourt à évoquer un monde en reconstruction, en réinvention. Les éléments épars du château – portes, fenêtres… – sont réutilisés avec beaucoup d’humour et d’ingéniosité. Passant sans cesse de l’horizontale à la verticale, ils composent à plaisir des échappées dérobées sous le plateau et illustrent à nouveau ces notions de secret, de sous-texte, d’inconscient qui irrigue toute la proposition du metteur en scène. Cette grande cohérence multiplie les occasions de surprise et de délectation pour le plus blasé des mozartiens.
Les costumes de Dotje Demuynck ne disent pas autre chose : les personnages apparaissent d’abord en sous-vêtements, dans leur intimité donc, d’un endroit où le statut social ne compte pas – ce que l’intrigue et les travestissements successifs nous prouveront assez. Dans un second temps, certains éléments comme la redingote du Comte sont encore « faufilés », c’est-à-dire, au sens propre, cousus de fil blanc. Quelle jolie manière de qualifier les manœuvres sournoises d’Almaviva auxquelles Kartal Karagedik prête présence et puissance. Le baryton est un habitué de la maison d’opéra flamande. Il allie longueur de souffle, unité des registres et belle articulation même dans les graves. Il fait particulièrement merveille dans son air « Vedrò, mentr’io sospiro » ainsi que dans les ensembles.
Il fait jeu égal avec l’excellent Božidar Smiljanić, Figaro plein d’ampleur et de finesse dès son entrée avec « Cinque… dieci » qui propose des jeux de nuances avec l’orchestre dans « Non più andrai, farfallone amoroso » d’une remarquable intelligence.
Tous deux sont sous le charme de Maeve Höglund, magnifique Suzanne au timbre gourmand, charnu qui régale à chacune de ses interventions par sa musicalité, l’élégance de son phrasé et le naturel de son émission. A ce titre son « Deh vieni, non tardar » est un modèle de couleurs et de sensualité.
La Comtesse de Lenneke Ruiten ne démérite pas même si sa présence et son timbre tiennent plus de la piquante soubrette que de la noblesse attendue du rôle. Les aigus sont un peu tendus ; on la préfère dans la seconde partie de son second air « Dove sono i bei momenti », où l’émotion l’emporte sur les écueils techniques.
Bénéficiant elle aussi d’une excellente direction d’acteur, Anna Pennisi complète avantageusement la distribution en Chérubin à la voix claire, au jeu sincère et sans afféterie qui part à la guerre d’un coup de canon, comme il s’envolerait pour un Voyage dans la Lune d’opérette.
Elisa Soster, pimpante Barberina, est membre du Jeune Ensemble de l’Opera Ballet des Flandres, tout comme Yu-Hsiang Hsieh et Reisha Adams qui campent avec aplomb les avocats de Bartolo et Marcellina dans la scène du procès tirée de la version de Mahler de 1906. Bartolo s’étonne ouvertement de ce qu’ils chantent en allemand, nouveau clin d’oeil au Singspiel et accent reitéré à l’orientation clownesque de la soirée qui doit beaucoup au couple hilarant formé par Stefaan Degand et Eva van der Gucht, moins chanteurs qu’acteurs.
De manière générale, les personnages secondaires observent souvent l’action depuis le bord du plateau, n’étant dupes de rien et rajoutant même à la confusion générale tel l’hilarant Basilio de Daniel Arnaldos, aussi à l’aise sur ses hauts talons que dans ses interventions d’une voix claire et bien placée.
La représentation donc est volontairement tirée vers la commedia dell’arte, l’humour, le grotesque. Pourquoi pas, puisqu’aucune des autres dimensions de l’oeuvre ne disparaît tout à fait et qu’ainsi l’esprit survit à la lettre de l’œuvre.
Encadrant ce plateau vocal d’excellente tenue, le Chœur de l’Opera Ballet des Flandres est impeccable tandis que l’Orchestre – parfois un peu trop présent, souffrant de quelques accrocs de justesse mais joliment équilibré entre les pupitres – profite de la direction aussi sobre que lisible de Marie Jacquot.
Un spectacle à applaudir jusque début juillet à l’Opéra d’Anvers.