Des majos et des majas… Cette production se place sous le signe de Goya. Non pas le Goya terrible des Caprices, mais celui du Parasol, de la Prairie de San Isidro, des cartons de tapisserie qu’il traça. Imagerie heureuse, idyllique même, contemporaine des Nozze : le Parasol date de 1777, la pièce de Beaumarchais, écrite en 1778, est créée en 1784, et l’opéra de Mozart et Da Ponte en 1786. « Qui n’a pas vécu dans les années voisines de 1780 n’a pas connu le plaisir de vivre », la phrase de Talleyrand est fameuse. Le prince-archevêque percevait-il les quelques craquements souterrains qui laissaient pressentir la prochaine éruption ? En tout cas le monologue de Figaro fait partie de ces signes avant-coureurs.
Robert Gleadow. © Jean-Guy Python
Le livret de Da Ponte est moins politique que le texte de Beaumarchais. Néanmoins tout tourne autour du machismo du Comte Almaviva, et dans la mise en scène du cinéaste James Gray (Little Odessa, The Immigrant, Ad Astra) on le verra fondre sur une jeune paysanne (cri en coulisse, le même que celui qu’on peut entendre dans Don Giovanni, ces grands séducteurs sont d’abord des violeurs). Derrière l’irrésistible comédie, il y a une réalité sinistre, mais Da Ponte et Mozart n’insistent guère. Et cette production, toute de charme, non plus.
Présentée déjà au Théâtre des Champs-Elysées, à l’Opéra de Lorraine, à l’Opéra de Luxembourg, avec chaque fois des distributions différentes (sauf l’omniprésent Robert Gleadow, mirobolant Figaro), elle s’inscrit dans la tradition. Avec délectation. On s’en est quelque peu offusqué jusque dans les pages de Forum Opéra à l’occasion de la présentation parisienne, ce qui souleva un hourvari de commentaires pro et contra.
Taffetas changeant et clins d’yeux
On dira ici sa beauté. Les costumes de Christian Lacroix ne sont que taffetas changeant, soieries exquises, flots de tissus, la palette de couleurs est voluptueuse, rouges ponceau, culottes safran, jupes framboise ou pêche, tout cela est délicieux, il ne manque évidemment ni un filet dans les cheveux de Figaro, ni un pompon sur ses épaules. Et la Comtesse apparaît successivement dans un aérien déshabillé du matin, une spectaculaire robe de cour pourpre brodée d’or, et une robe à panier fraise écrasée, très 1780 justement. Le comte en robe d’intérieur fleurie, en costume de chasse rubis et en grand habit de cour, digne des ministres que portraiturait Goya, Figaro en manolo bien sûr, et Suzanne jeune mariée dans la robe blanche de la duchesse d’Albe…
Plongée très couture dans l’histoire du costume et aussi plongée (et pourquoi pas ?) dans l’histoire du théâtre. Très souvent, les comédiens jouent « au public », s’adressant à lui, ou l’apostrophant, clins d’yeux venus d’une antique tradition théâtrale très française, théâtre au second degré ou distanciation avant la lettre.
© Jean-Guy Python
Virevoltes
La mise en scène de James Gray est ici reprise par Gilles Rico, dans un tempo virevoltant et avec un constant souci du détail. On prendra pour exemple le Chérubin de Lea Desandre, tout à fait crédible en adolescent perturbé par la montée de la sève, fébrile, fiévreux, frotteur, un peu grand dadais… Ses deux airs « Non so piu » et « Voi che sapete » seront des merveilles de délicatesse et de limpidité, le premier agrémenté d’une jolie vocalise et le second charmeur et roucoulant, romance prise dans un tempo très lent.
Autre exemple, Robert Gleadow est un Figaro virevoltant, électrique, survolté, dans un numéro de brûleur de planches assez ébouriffant. Il entraîne tout le monde dans son tourbillon, et les ensembles, dès qu’il est là, en prennent un surcroît de vigueur. Une pointe de joyeux cabotinage complice avec le public n’enlève rien au brillant du chant, à sa puissance. Le « Se vuol ballare » sonne comme un aria di furore, le « Non piu andrai » est sardonique à souhait, et le grand monologue de bravoure du quatrième acte, « Tutto è tranquillo e placido », tout en ruptures et en insolences (où la musique de Mozart va bien au-delà du texte de Da Ponte), est envoyé avec autant de prestance physique que vocale, timbre ardent, projection et legato quand il en faut.
Lea Desandre, Phillip Addis, Arianna Vendittelli © Jean-Guy Python
Une grande Suzanna
A côté de lui, une Suzanna en tout point merveilleuse, selon nous la révélation de la soirée. On est épaté de voir que c’est pour elle une prise de rôle, tant elle lui donne vie. Soprano dramatique, Arianna Vendittelli est dotée d’un timbre charnu, chaleureux, homogène sur toute la tessiture. Elle y ajoute la musicalité, la vivacité, la sensibilité, et quelque chose qui fait penser à Irmgard Seefried. L’air « des roses », « Giunse alfin – Deh vieni non tardar », vibre d’émotion et d’intensité sur son rythme balancé de barcarolle. Et tout au long de l’intrigue on admire sa façon d’habiter la scène et son rôle. Les moments de pure comédie avec Cherubino, « Venite, inginocchiatevi », ou avec la Comtesse (« Canzonetta sull’aria ») sont parfaits de cette grâce mozartienne, tellement impalpable, et toujours un peu cruelle.
Un cast et un chef
C’est d’ailleurs dans les duos et dans les ensembles que la Comtesse de Valentina Nafornita a semblé à son meilleur le soir de la première. Pour elle aussi c’est une prise de rôle et on sentit bien que le trac la gênait pour son air d’entrée, « Porgi amor », terriblement difficile. On l’entendit mieux à l’aise dans « Dove sono », où elle retrouva la ligne et le legato, avec notamment une très jolie reprise en mezza di voce. Au fil du spectacle la voix gagna en projection jusqu’à la belle scène nocturne finale. On se souvient qu’elle fut sur cette même scène en 2019 une ardente Fiordiligi.
Adrianna Vendittelli, Valentina Nafornita © Jean-Guy Python
Le Comte très longiligne de Phillip Addis lui aussi gagna en assurance, vocalement s’entend, à mesure qu’avançait le spectacle. On a en mémoire des voix plus rondes ou plus profondes dans ce rôle. Un peu anguleux d’abord, lui aussi gagna en souplesse et en legato, dessinant un Almaviva d’une arrogance juvénile.
Les « petits rôles » étaient tous assurés avec l’esprit de cocasserie qui marque cette production, le Basilio chafoin de Pablo Garcia López à la voix limpide, la Marcellina très peste de Lucia Cirillo, le Bartolo aux graves ténébreux de Rubén Amoretti. Savoureuse composition de vieux routier des planches par Alexandre Diakoff (Antonio le jardinier) et silhouette pittoresque de François Piolino en Don Curzio.
L’air de Barbarina est le plus bref de la partition (même pas deux minutes), mais il laissa le temps d’apprécier la voix délicieuse de Sophie Négoïta, après une introduction d’orchestre très chambriste. L’Orchestre de Chambre de Lausanne est décidément un orchestre mozartien.
Nous avons nommé tout le monde, parce que l’homogénéité de la distribution est la clef des Noces, et on sent la patte d’Eric Vigié, le directeur de l’Opéra de Lausanne, derrière celle-ci. Une bonne troupe et un bon chef, et c’est dans la poche.
© Jean-Guy Python
La fausse gaieté de Mozart
Et pour la mise en scène, on l’a compris, on a choisi ici de se tenir au plus près de Mozart et Da Ponte, de cette inexorable suite de quiproquos, de cette horlogerie impitoyable. Et après tout Beaumarchais fut d’abord horloger. La comédie est cruelle, grinçante, ambiguë. Il y a tant de malentendus dans ces couples faussement bien assortis. Tant de désirs qui rôdent, menaçants. Tant de secrets. Secrets de famille, secrets d’argent. La douleur est là (« Dove sono…») Un léger vernis de bienséance recouvre le tout, si mince. A la fin, on se réconcilie (chez Mozart on se réconcilie toujours à la fin), jusqu’au prochain soubresaut.
Le grand final de la première partie enchaîne sans couture apparente les changements de tempi, les ensembles de toutes sortes du duo au septuor, tout est alors entre les mains du chef d’orchestre. Frank Beermann, après une ouverture frémissante, urgente (virtuosité des cordes, goguenardise du basson et ironie des flûtes, appui sur les basses), tient son monde d’une main ferme (quelques minuscules décalages scène-fosse ici ou là sont la rançon de la vie qui palpite sur le plateau).
Le décor construit, à l’ancienne lui aussi, avec escaliers, bergères, ciel de lit (et un très poétique jardin dans la brume), n’a pas le dépouillement de celui d’Ezio Frigerio pour la mise en scène de Strehler à laquelle on se réfère quasi obligatoirement. L’esprit de ce spectacle est autre, moins critique, plus bon enfant. D’une gaieté insouciante assumée. Fausse gaieté peut-être. La fausse gaieté de Mozart.
On y prend un grand plaisir, assumé tout autant. Le public aussi. Cinq représentations seulement, toutes sold out.
Lea Desandre, Robert Gleadow © Jean-Guy Python