Dans la « sanctification » progressive de Mozart qui a pu conduire à considérer le film Amadeus comme un sacrilège, l’évaluation des Nozze di Figaro a joué un rôle non négligeable. On a vu dans la musique écrite pour le pardon de la comtesse des accents liturgiques , et certainement elle est sublime dans la simplicité de sa courbe mélodique, mais elle est immédiatement suivie du chœur final où la gaieté la plus vive reprend ses droits. Dans le catalogue personnel de Mozart il s’agit d’une œuvre comique, et tous les ingrédients sont là, en particulier les généralisations sur les comportements masculins et féminins, que l’on retrouvera identiques dans Cosi fan tutte. Et le public marseillais ne s’y est pas trompé, qui a ri de bon cœur aux lieux communs sur les hommes et les femmes.
Pourquoi, alors, le metteur en scène Vincent Boussard a-t-il cru bon d’intervenir sur les données de l’intrigue, en faisant apparaître ces créatures mystérieuses qu’il a revêtues d’atours du XVIIIe siècle aux couleurs funèbres ? Postées en observation, elles se déplacent lentement et parfois interviennent dans l’action : l’une d’elles renverse la chaise dans le cabinet de toilette, une autre replace le fusil qui en bloque la porte après que Susanna s’y est enfermée, pour ne mentionner que les plus visibles. On ne parvient pas à trouver de justification dramatique à cet ingrédient importun qu’on perçoit comme un parasite juxtaposé à l’action.
Ajouter ici mais retrancher là : hormis le flacon de sels au troisième acte, les accessoires sont bannis. On aimerait savoir comment les néophytes, ceux dont dépend l’avenir du théâtre lyrique, auront compris la scène où Susanna est censée travestir Cherubino. Le Comte annonce sortir de la chambre pour aller prendre des outils afin de forcer la porte du cabinet de toilette, il revient les mains vides. Broutille ? Peut-être, mais le montrer déterminé à user d’instruments susceptibles de détruire, de blesser, achève d’éclairer le spectateur sur le manque d’égards dont se plaint la Comtesse – après la brutalité des mots celle des gestes – et l’incline à prendre le parti de ceux qui s’opposent au Comte.
D’autres choix ne sont pas plus convaincants : quand Marcellina rafle l’argent que Bartolo tend au fils qu’il vient de reconnaître, le personnage devient antipathique au moment où il devrait cesser de l’être. Il en est de même pour Figaro quand il accompagne la peinture de la rude vie militaire d’une brimade qui enfonce Cherubino dans les dessous. C’est plausible, mais cela rend-il sympathique cet homme qui conteste l’ordre établi tout en se revendiquant gentilhomme ? Et qui aura compris que les gestes menaçants de Marcellina à l’endroit des cornistes sont la réaction d’une mère envers qui brocarde son fils ?
Pourtant nulle contestation ne s’exprimera aux saluts à l’endroit de Vincent Boussard, seul représentant de l’équipe de production. On aurait aimé féliciter Vincent Lemaire pour la beauté ornementale des décors et Bertrand Couderc pour le raffinement exceptionnel des lumières qui les magnifie. Mais à propos de décor, au premier acte l’espace de jeu est enfermé dans trois murs en haut desquels, invisible du spectateur, un praticable permet aux créatures mystérieuses de circuler. Cela laisse à découvert le centre de la scène et c’est préjudiciable aux voix graves, au point que jusqu’à ce que Figaro et le Comte viennent à l’avant-scène on pouvait s’interroger sur la force de leur projection. Rien de tel au deuxième acte où la chambre de la Comtesse est une boite pourvue d’un couvercle enchâssée dans le premier décor.
Si cette conception scénique ne nous a pas convaincu, en revanche la distribution et l’exécution musicale n’ont suscité aucune perplexité, malgré quatre prises de rôle. Mireille Delunsch campe avec autorité une Marcellina qui n’est pas la sybille décrépite dépeinte par Susanna, ni physiquement ni vocalement, et l’on regrette qu’elle ait été privée de son air au dernier acte. Amandine Ammirati est une Barbarina bien chantante dont la voix ronde annonce de futurs grands rôles lyriques et dont l’aplomb scénique semble déjà acquis. Dans le rôle de Susanna Hélène Carpentier subjugue par l’homogénéité d’une voix pleine, la clarté de sa projection, sa désinvolture scénique et une capacité à nuancer qui fera de son air du quatrième acte un de ces moments précieux où le temps est suspendu. Jean-Sébastien Bou était-il dans les affres d’une première fois ? Il incarne un Comte atypique, dépourvu de l’autorité habituelle du personnage qui s’attache à faire bonne figure. Ce Comte-là nous a semblé douter de lui, et c’est peu compatible avec le personnage, qui ne se repent que sous la contrainte de sa déconfiture. C’est vraisemblablement la direction d’acteurs qui en est la source, l’intention du metteur en scène étant de mettre l’accent sur un couple en crise, point de vue plausible mais qui oriente vers le drame psychologique quand le livret se borne à la mécanique des oppositions. C’est la musique qui suggère la gravité, à vouloir la montrer on s’éloigne de la comédie. Il serait intéressant de revoir l’interprète, passée la tension de la première, mais d’ores et déjà l’ interprétation vocale est aussi nuancée qu’on pouvait l’espérer.
Figaro n’a pas de secret pour Robert Gleadow et outre sa voix généreuse, il lui prête une dégaine scénique plausible grâce à une présence physique évidente, que la mise en scène exploite en le faisant grimper sans nécessité dramatique sur une marquise. Cherubino appartient au répertoire d’ Eléonore Pancrazi et elle démontre brillamment qu’elle maîtrise le personnage, tant vocalement que scéniquement, jusqu’à se permettre variations et ornements à la reprise de ses airs. Comtesse jusqu’au bout des ongles, Patrizia Ciofi entre dans le jeu qui la montre presque tragique dans son air d’entrée, et distille avec le talent et la technique qui sont les siens les deux airs ineffables que Mozart a offerts au personnage ; aucun voile importun ne vient altérer l’émission et c’est du plaisir pur qu’elle nous donne.
Autour de ces premiers plans, aucune faiblesse pour les seconds rôles. Frédéric Caton est un Bartolo plutôt rassis, que Marcellina semble mener par le bout du nez ; victime lui aussi du dispositif scénique qui défavorise les voix graves au premier acte, il démontre en venant à l’avant-scène qu’il a les ressources nécessaires pour l’air qui lui est dévolu. Aucun problème en revanche pour Raphaël Brémard, dont la voix claire est presque claironnante dans le rôle de l’importun Don Basilio, ni pour Philippe Ermelier, le dévoué jardinier, quand il intervient dans la boite au deuxième acte. Quand à Carl Ghazarossian, il s’acquitte méritoirement des acrobaties gratuites imposées au notaire et bégaie avec conviction.
Les artistes maison ne sont pas en reste et les chœurs, qui incarnent les présences mystérieuses, s’acquittent impeccablement de leurs rares interventions. Quant aux musiciens, manifestement ils aiment Michele Spotti, car outre l’accueil bruyant qu’ils lui font à son entrée dans la fosse ils mettent manifestement toutes leurs qualités professionnelles dans cette exécution. La précision et l’expressivité des cordes, la souplesse des bois, le contrôle des cuivres, tout suggère une concentration et un désir de laisser la musique dire tout ce qu’elle peut, dans une transparence et une lumière que la direction d’orfèvre du jeune chef fait rayonner. Il recueille une ovation, comme toute la troupe, longuement acclamée par un public rajeuni.