Martin Kušej est un metteur en scène au parcours atypique. Formé initialement en sciences du sport, passé ensuite par le monde du théâtre, il ne s’est intéressé à l’opéra que dans un second temps, avec quelques réalisations à son actif principalement en Allemagne, où il jouit semble-t-il d’une bonne notoriété. Sa conception des Noces de Figaro, telles qu’il les a proposées à Salzbourg cet été, est pour le moins obscure. On trouve les protagonistes réunis dans un hôtel très impersonnel, dont on explorera tout à tour le bar, les toilettes (portes ouvertes !), le local des poubelles, une salle de bains, et divers lieux indéterminés tout aussi glauques et guère plus poétiques. Pendant l’ouverture, devant un papier peint panoramique assez réussi, chacun s’adonne à son addiction préférée, l’alcool pour les uns, la coke ou l’héroïne en intraveineuse pour les autres. Les costumes sont contemporains – et par ailleurs fort laids – comme si le metteur en scène voulait signifier que ses personnages pourraient être monsieur et madame tout le monde, mais alors pourquoi une telle déchéance, une telle violence ? Suzanne parait consentante à tout ce que le Comte lui propose. Lui se promène régulièrement avec un pistolet dans chaque main, semble toujours prêt à en découdre par la violence, commet d’ailleurs au début de l’acte I un meurtre dont on ne nous dit rien. D’autres personnages rapportés apparaîtront de-ci de-là : une nymphette complètement nue dans le bain de la comtesse pendant qu’elle chante Porgi amor, une autre (ou la même ?) qui habille le comte pendant l’air Hai gia vinta la causa, etc…
Tout cela est dénué de sens, très laid, et tellement loin de l’humanité et de la tendresse pour les personnages, malgré leurs défauts, si présente tant dans Beaumarchais que dans Mozart. Les transitions d’une scène à l’autre font complètement défaut. Au mieux, on plonge le spectateur dans le noir complet pendant une quinzaine de secondes avant de repartir sur une proposition complètement différente, comme si chaque scène était sans rapport avec les précédentes. Au pire, un nouvel élément de décor surgit latéralement, sans lien avec le reste. L’ensemble manque cruellement d’un parti pris, d’une proposition principale cohérente à laquelle, même éventuellement en n’y adhérant pas, le spectateur pourrait se raccrocher. Seul le jardin de l’acte IV offre un peu de poésie, mais il est tellement sombre qu’on voit à peine ce qui s’y passe.
Est-ce là une volonté de casser la machine à rêve et à fantasme qui lie Mozart et Salzbourg ? On semble avoir tout fait pour démystifier et l’œuvre et le compositeur, sauf que ça ne fonctionne pas du tout : c’est plat, vulgaire, dénué de sens et pour tout dire, affligeant. C’est d’ailleurs rarement une bonne idée de monter une œuvre contre elle-même.
Le plus étonnant est qu’émergent quand même de cette boue quelques rares scènes réussies, comme par miracle, mais qu’on doit surtout à l’excellente distribution du spectacle.
Se trouvent en effet réunis ici des chanteurs de tout premier plan et un orchestre parmi les meilleurs du monde pour ce répertoire. La seule légère déception vient du rôle-titre Krzysztof Bączyk, dont la voix un peu voilée et la prononciation peu détaillée contrastent avec l’excellence des partenaires qui l’entourent. Andrè Schuen campe un comte parfait, aristocratique et élégant même en caleçon, très musicien, se déjouant des pièges de la mise en scène à laquelle il ne semble pas croire.
Adriana González est une comtesse moins nostalgique qu’à l’habitude (elle roule des pelles à Chérubin…) mais parfaite vocalement, surpassée néanmoins par la Suzanne de Sabine Devieille, habituée des rôles mozartiens et qui fera chavirer le cœur de toute la salle dans l’air du quatrième acte Deh vieni non tardar.
Lea Desandre (Cherubino) se débat un peu avec son personnage, non pas vocalement – elle est parfaite comme toujours – mais scéniquement, par manque d’une définition précise du rôle. Tiré à hue et à dia, le pauvre Chérubin est victime de toutes les turpitudes des autres et soumis à une diversité de propositions au sein desquelles il est bien difficile de se forger une idée du personnage. Le couple de Marcelline et Bartolo (Kristinna Hammarström et Peter Kálmán) n’échappe pas au ridicule de la mise en scène. Aucune émotion ne se dégage lorsqu’ils reconnaissent la paternité de Figaro (tout le monde est fin saoul), et la scène de rivalité entre Marcelline et Suzanne qui se déroule dans les cabinets est du dernier grotesque.
Barbarina (Serafina Starke), petite ado mal dans sa peau, ne dégage non plus aucune poésie, mais chante fort joliment son air. Le Basilio de Manuel Günther est étonnement drôle, quant à Andrew Morstein en Don Curzio, il est lui aussi tourné en dérision par la mise en scène.
La direction de Raphaël Pichon n’est pas non plus exempte de toute critique : les récitatifs sont lents, peu incisifs, manquent de rebond et de théâtralité ; l’esprit du théâtre bouffe fait défaut. Un pianoforte très sonore et fort présent meuble les vides créés bien inutilement par les changements de décor, et fait retomber la tension dramatique à des moments inopportuns.
Comme s’il était impressionné par la qualité de l’orchestre qu’il a sous sa baguette, le chef fait ronronner sa machine un peu trop fort – elle réagit au quart de tour et vrombit magnifiquement, en effet – au détriment d’un équilibre sonore plus mesuré avec les chanteurs. La grande arche musicale qui devrait assurer l’unité de l’œuvre de l’ouverture au final fait également défaut, la partition étant envisagée ici davantage comme une suite d’épisodes entrecoupée de quelques des temps morts.