Le simple (?) jeu des voix, des chanteurs-acteurs, de la musique… Et surtout le jeu des passions.
La production lausannoise de Mitridate n’actualise pas, ne conceptualise pas, ne décale pas. C’est un spectacle d’une grande élégance.
Qui a la chance d’être servi par une distribution exemplaire. Et par une direction orchestrale subtile. En parfaite connivence avec la direction d’acteurs d’Emmanuelle Bastet, qui ne l’est pas moins.
Quasi trois heures de musique, et un public suspendu aux moindres soubresauts amoureux, aux élans du cœur d’un quintette d’êtres désemparés. Un roi et ses deux fils, tous trois épris de la même femme. Le désir, la jalousie, la trahison, sentiments éternels… La mise en scène et l’interprétation sont aussi frémissantes que l’opéra de Mozart, si peu donné, on se demande pourquoi.
Ajoutons que l’intimité et l’acoustique de l’opéra de Lausanne semblent faites pour lui.
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Un bain de phtalocyanine
Tout baigne dans le bleu. Le scénographe Tim Northam explique que ce n’est pas le bleu Klein. « Pour Mitridate on voulait une couleur plus profonde, mystérieuse, moins électrique ». Ce pigment, « méditerranéen, antique et contemporain à la fois », c’est la phtalocyanine « qui peut selon les éclairages aller vers l’outremer ou vers un troublant noir bleuté », dit-il encore.
C’est une manière d’espace mental, de lieu abstrait que crée le décor mobile : des escaliers qui sortent lentement des coulisses ou y retournent. Certains, les plus hauts, deviennent point d’observation pour l’énigmatique Arbate, moitié majordome en costume cerise, moitié inquiétant factotum de Mitridate. Car on s’observe, on s’épie, dans ce palais bleu. On se retire en soi-même ou dans ses appartements, on se trahit, on se désire, on se cache, on se déchire.
Outre leur effet graphique, les escaliers resserrent l’espace, deviennent lieu de confidence, ou de solitude, de méditation douloureuse. Des rideaux de longs fils bleus descendent parfois pour créer des espaces labyrinthiques, où les amants peuvent se perdre ou se cacher. Ou pour créer une brume bleutée, à l’image du trouble qui saisit tel ou tel personnage. Des fauteuils et un luminaire Arts-Déco apparaîtront à un certain moment, sans pour autant rapprocher l’action du monde contemporain.
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En tout lieu et en tout temps
S’agissant des costumes, certaines étoffes, soyeuses ou brochées, évoquent un Orient de théâtre, celui de Véronèse ou de Pierre de Cortone. Mitridate porte un manteau à col de loutre de hobereau. Les fringants princes ont le négligé chic de jeunes cavaliers romantiques.
De même que le jeune Mozart se soucie comme d’une guigne de l’antiquité grecque et romaine, de même la mise en scène évite toute référence historique ou géographique. On est dans le bleu, voilà tout.
À Mozart (qui aura quinze ans un mois après la création de ce Mitridate), est donc échu (c’est une commande) ce livret de Cigna-Santi d’après la pièce de Racine (1673). Il commence à écrire les récitatifs à Bologne (où il reçoit les conseils du vénérable Padre Martini), avant de continuer à le faire à Milan (où « les doigts lui en font mal ») et compose les airs en novembre-décembre sur mesure pour les interprètes qu’il aura. Leopold Mozart raconte que Wolfgang attend le 24 novembre qu’arrive le primo uomo (le signore Guglielmo d’Ettore) « pour bien lui mesurer l’habit sur le corps ». De fait, ce devait être un chanteur de haut vol, si on en juge par les airs que lui a ménagés Mozart.
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Habiter l’opera seria
Le genre opera seria était alors considéré comme vieillissant. Il aura néanmoins encore de beaux jours devant lui, avec Mozart justement dont Lucio Silla (1772), Idomeneo (1781) et la Clemenza di Tito (1791) démontreront qu’une forme prétendument figée et désuète peut encore exprimer des sentiments nouveaux.
Pour l’instant, lui qui avec les fins d’actes de Cosi fan tutte ou des Noces inventera quelque chose d’inouï, il s’accommode sans sourciller du carcan des airs da capo. L’étonnant étant qu’il y déploie une invention mélodique, une expressivité, une vérité, une audace qui font plus qu’annoncer le Mozart de la pleine maturité.
À condition que les interprètes habitent l’univers musical qu’il leur offre. On saluera d’abord la direction magistrale d’Andreas Spering. Dès le début très articulée, très incisive dans les parties allegro de l’Ouverture, avec un Orchestre de chambre de Lausanne, évidemment dans son paysage musical d’élection.
Au fil de l’opéra, on remarquera la plénitude sonore, le velouté des cordes et la saveur des vents, la netteté des ponctuations dans les passages animés, mais aussi la balance parfaite entre plateau et fosse. Andreas Spering ne couvre jamais, il retient, ralentit, étire certains lamentos, il écoute, il sculpte le son, à l’évidence il fait corps avec les chanteurs.
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Le jeune Mozart en pleine recherche
En tête de la distribution, selon nous, le couple Aspasia-Sifare. Lauranne Oliva aura été pour beaucoup la révélation de la soirée, et cela dès son air d’entrée, « Al destin, che la minaccia », à l’ornementation scintillante. Leur longue scène de l’acte II avec cor obligé (coup de chapeau au cor solo de l’OCL, Antonio Lagares), « Non piu regina – Lungi sa te, mio bene » aura été un premier moment de grâce.
Puis dans la seconde partie du spectacle leur duo « Si viver non degg’io » sera un autre des moments privilégiés de la soirée (il y en aura beaucoup).
Encore une page étonnante du jeune Mozart, avec son début en récitatif accompagné à l’orchestre (accompagnement feutré, impalpable) suivie d’une aria lyrique où le grand style de soprano mozartien de Lauranne Oliva peut se déployer, la chaleur du timbre, le legato constamment soutenu, le rayonnement : à la fois le perfection du chant et l’émotion noble, dans un moment semblant préfigurer toutes les héroïnes à venir, les Donna Anna, les Comtesse ; la voix de Sifare venant ensuite s’y entrelacer, voix de soprano aussi, mais plus charnue, annonçant les Dorabella et Susanna, celle d’Athanasia Zöhrer, toutes deux mêlant leurs arabesques avant que le duo ne devienne un duel (pacifique, amoureux) de coloratures entremêlées et de roucoulades tragiques, s’achevant sur l’entremêlement non moins fougueux de leurs bouches, l’érotisme vocal des deux chanteuses étant en parfait accord avec la sensualité du précoce Mozart.
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Les grandes arias de l’avenir sont déjà là
Peu après, et tout aussi prémonitoire, la cavatine « Pallide ombre » sera à nouveau (chantée dans le labyrinthe des fils bleus) idéale de ligne musicale, sur des palpitations orchestrales lancinantes, les flûtes ou les cordes lui répondant en contrechant, page saisissante de grandeur, prise sur un tempo très lent, et qui chose étonnante ne s’achève pas mais bifurque vers un nouveau récitatif accompagné : Aspasia va boire le poison, alors surgit Sifare, qui l’en empêche et enchaîne avec un air aussi tempétueux que désespéré, mené à un train d’enfer par Andreas Spering, où Athanasia Zöhrer montre toute sa virtuosité, mais en même ce timbre chaud, intense, qui tout au long de l’opéra rend crédible ce personnage de meilleur des fils. Ajoutons qu’elle porte très bien le travesti.
L’autre fils, le méchant, c’est Farnace, chanté par le contralto Sonja Runje, très beau timbre, profond et troublant. La voix a moins de projection que celle d’Athanasia Zöhrer, et de surcroît la mise en scène la place souvent au deuxième plan, pour en faire un personnage de l’ombre… Mais Andreas Spering retient précautionneusement l’orchestre pour ne jamais la couvrir. La partition lui réserve moins d’airs qu’à son frère ennemi. Si dans un air brillant comme « Son reo », Sonja Runje montre une virtuosité dans la grande tradition du chant baroque, ce qu’elle donne à entendre de plus beau est sans doute son air de repentir « Già dagli occhi il velo è tolto », dont elle fait une page d’un intense pathétique. La couleur de la voix, les phrasés très longs, la tonalité de mi bémol, la beauté des graves, le tapis de basses à l’orchestre, la beauté des trilles ponctuant la strette, tout est d’une belle noblesse.
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Belcantisme
On n’aura garde d’oublier Ismène, la fille du Roi des Parthes, amoureuse de Farnace, qui n’en fera guère cas. Aitana Sanz a de la juvénilité dans la voix. Dans un rôle de personnage sincère (c’est bien la seule), elle ajoute à la fraîcheur de son timbre, une belle agilité et des suraigües renversantes qu’elle tient à l’infini.
Le contre-ténor Nicolò Balducci dessine un Arbate très graphique, en danseur. Sa maitrise du chant orné n’a d’égale que celle du ténor Rémy Burnens dans le rôle archi-court de Marzio, ambassadeur romain victorieux : s’il n’a qu’un air, il en fait un numéro spectaculairement brillant avec tout le répertoire des vocalises, gorgheggi et autres abbellimenti, auxquels il ajoute des notes hautes extraterrestres.
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Quant à Mitridate, c’est Paolo Fanale. Rôle à l’ambitus terrifiant, rôle de barytenor, avec des sauts de notes, et une demi-douzaine d’airs pour la plupart « di furore ». Et d’autant plus difficile dans le registre élevé qu’il est chanté ici avec un diapason « moderne » à 442. Le ténor italien, familier de rôles mozartiens plus amènes (Ferrando ou Idomeneo) s’y montre d’une bravoure sans faille dès son air d’entrée (redoutable avec ses grands écarts du grave au très aigu), « Se di lauri », où il est douloureux et touchant. Il est non moins remarquable dans cet air insensé « Tu, che fedel mi sei », où il passe sans transition de la tendresse (à l’endroit de Sifare) à l’invective (à l’encontre d’Aspasie, avec des notes hautes. Paolo Fanale compose un personnage très humain, éperdu, déçu, trahi, puissant et fragile à la fois, il le compose en acteur autant qu’en chanteur, d’où parfois des touches expressionnistes, moins idiomatiquement mozartiennes.
On l’a compris, c’est selon nous une production tout à fait remarquable. Qui sera reprise en avril prochain à Montpellier, sous la baguette de Philippe Jarrousky et avec une distribution à peu près totalement renouvelée.
Une production vigoureusement applaudie à la première par un public très étonné, je crois, qu’un opera seria puisse être aussi prenant, émouvant, frémissant, vivant.