Sans doute l’oeuvre religieuse la plus populaire depuis au moins un siècle, le Requiem de Mozart rassemble toujours le public le plus nombreux. Surtout quand c’est Philippe Herreweghe qui en assure la direction, avec son Collegium vocale, l’Orchestre des Champs-Elysées et un quatuor de solistes de luxe. Dijon inaugure une tournée de douze villes européennes (1) qui s’achèvera à la fin du mois.
Tout semblait ainsi réuni pour une prestation appelée à faire date. D’abord Philippe Herreweghe, auquel nous devons tant, ensuite les ensembles qu’il a forgés, enfin une distribution de très haut vol, parmi les plus belles que l’on puisse réaliser actuellement. Chacun connaît cette figure parmi les plus éminentes de celles qui ont permis à l’approche renouvelée du baroque d’infuser tout le répertoire. Ainsi, dès 1996, un enregistrement du Requiem de Mozart était-il réalisé en public à Montreux par le chef avec les mêmes formations et diffusé l’année suivante par Harmonia Mundi. Si, des solistes retenus, seul le nom de Ian Bostridge est resté en mémoire, la lecture en passait alors pour sage et sûre, « offrant un contrepoint intéressant à Harnoncourt ». A la réécoute, il paraît théâtral, luxueux, quelque peu maniéré, avec de singulières accentuations du chœur, pourtant préparé par Joël Suhubiette.
L’orchestre de ce soir est conséquent, ce qui ne manque pas de surprendre : quatre contrebasses, cinq violoncelles, les cordes, en surnombre, étouffent quelque peu les bois, alors que leur rôle n’est pas moindre, tant s’en faut. Là ne semble pas le souci du chef. Pour le Requiem, s’ajouteront les trombones, mais pas d’orgue, pourtant expressément mentionné dans la plupart des numéros, où il double les basses.
Le programme s’ouvre par la lumineuse symphonie « Haffner », de près de dix ans antérieure, dont le ré majeur s’accorde bien au ré mineur du Requiem (2). Commande de Haffner, bourgmestre récemment anobli de Salzbourg, la symphonie conserve la jovialité, la bonne humeur et la légèreté lumineuse de la sérénade initiale. Ce soir, c’est propre, mais convenu, terne, dépourvu de l’esprit souriant que doit traduire la musique : chacun joue consciencieusement ce qui est écrit. Tout se passe comme si le professionnalisme des musiciens suppléait la fatigue du chef. Lui-même ne semble pas éprouver de plaisir à diriger une telle page. L’andante surprend, amputé de la reprise de sa deuxième partie, aux contrastes amenuisés. Le fruité des bois, les couleurs des cors s’effacent devant la cohorte des cordes. Ils ont fait le job.
Pour le Requiem, les choristes, puis les solistes prennent place, derrière l’orchestre. La disposition s’avèrera défavorable à ces derniers : la toute puissance de l’orchestre en réduira la portée, et seule la soprano, Mari Eriksmoen, au prix d’une projection accentuée, sera toujours intelligible. Quel gâchis, quand on connaît et apprécie chacun d’eux, que de les percevoir difficilement alors qu’il aurait été aisé d’en valoriser le chant, tout aussi essentiel que celui du chœur. Si Marie Eriksmoen domine la distribution par la puissance de son émission, Eva Zaïcik est difficilement audible à son entrée au Recordare. On se souvient avoir écouté Ilker Arcayürek dans l’exigeant Requiem de Verdi (à Montpellier) où sa voix dominait. Las, ce soir, malgré son engagement, ça passe mal. Il en va de même de Samuel Hasselhorn, décevant dans le Tuba mirum, que l’on attendait impérieux, sonore. Le placement en retrait, la projection insuffisante nous laissent sur notre faim. Seul moment où les solistes paraissent équilibrés, le Benedictus.
Globalement, le chef adopte des tempi soutenus, rapides, réduisant le silence au strict nécessaire. La gravité fait défaut. La gestique est imprécise, et les attaques en souffrent, comme certaines finales. Quelques moments (le Rex tremendae, le Confutatis et le Lacrimosa, l’Hostias) sont réussis, mais combien déçoivent ? Bien que professionnel et supposé aguerri, le chœur est fréquemment loin du compte : une large proportion de la quarantaine de chanteurs est le nez dans sa partition, alors que la mémorisation d’une œuvre aussi fréquentée est aisée. Ainsi, le Lux aeterna – qui reprend la musique du Kyrie – est-il inintelligible, car plus d’un ne parvient pas à en adapter la nouvelle prosodie, et les vocalises sont savonnées…
Les musiciens ont le droit de vivre de leur art, les salles de leur public et de leurs recettes (3), le public de l’émotion dont sont porteuses ses œuvres favorites. Mais les frontières sont parfois incertaines entre nutrition et gastronomie, comme malbouffe…
Les applaudissements sont à peine soutenus auxquels répondent les saluts du chef et des musiciens. La messe est dite.
(1) Regensbourg, Mannheim, Hambourg, Amsterdam, Cologne, Fribourg, Luxembourg, Essen, Francfort, Munich, puis Nuremberg pour finir. (2) Programme un peu court, malgré cette adorable symphonie qui le complète : pourquoi Essen semble la seule ville à bénéficier de « Mitten wir im Leben sind », opus 23 n°3, de Mendelssohn ? L’hymne luthérien, illustré par Bach (BWV 383), est une ample page chorale à huit voix, a cappella. (3) Le programme de salle, indigent, reproduit nombre d’âneries, fabriquées à dessein après la mort de Mozart, sur les circonstances de la commande, comme la médisance relative à l’usage qu’en aurait pratiqué Walsegg, le commanditaire… La lumière a été faite de longue date sur les faits, qui démentent ces allégations. Par contre, pour ce qui relève des anecdotes corroborées par la recherche, jamais on ne signale la malhonnêteté de Constance, vendant deux faux réalisés à sa demande, alors que seul le manuscrit autographe aurait dû être transmis. Par charité, on taira le nom du coupable.