Or il advint que Sir András Schiff déclara forfait pour cause de maladie, alors Sir Simon Rattle prit le relai. Quasi au débotté.
Ce Requiem de Mozart, qu’il n’avait pas dirigé depuis quarante ans, il en assuma la préparation avec une netteté (le mot reviendra sans doute plusieurs fois dans cet article), une efficacité, une autorité courtoise, un sens de la pédagogie, qui sidérèrent les musiciens de l’Orchestre de Chambre du Verbier Festival et les spectateurs présents aux répétitions (c’est un des privilèges de Verbier) : modifier un phrasé d’un mot et d’un sourire, demander, redemander, et re-redemander aux choristes (l’excellent Münchener Bach-Chor qui deux jours avant avait été magnifique dans la Neuvième de Beethoven) d’articuler et d’articuler encore de sorte qu’on ne perde rien des mots, faire surgir la musique des mots, comme Mozart l’avait fait lui-même en somme, insuffler une énergie, énergie sombre, à cette musique, le chef anglais, dont on n’avait pas oublié une Cinquième de Beethoven sidérante donnée ici-même il y a peu d’années, sembla de surcroît y prendre un plaisir rayonnant.
Sir Simon Rattle © Agnieszka Biolik
L’invité de dernière minute
Puis l’orage s’en mêla. Certains étés, l’orage fut un invité quasi permanent du festival de Verbier. L’immense structure provisoire (1700 places), si impressionnante soit-elle, ne fait pas jeu égal avec l’un de ces déferlements de tonnerre et de pluie dont la haute montagne a le secret… Que de concerts contrariés ou gâchés….
Ici, l’orage ne gâcha rien, mais participa de la lecture du Requiem par Rattle. Violence, dramatisme foudroyant, pour ne pas dire noirceur. Le souvenir des dernières scènes de Don Giovanni entendues trois jours auparavant traversait l’esprit. Le trombone du « Tuba mirum » participait de la colère du ciel, de même que la voix tonitruante de la basse Alexandros Stavrakakis (qui avait été un saisissant Commendatore).
Mâcher les mots
Une entrée de l’orchestre toute en douceur et en retenue et tout de suite des cuivres terrassants et la force massive de ce chœur énorme, se déployant sur toute la largeur de la scène, hommes au centre et femmes divisées entre gauche et droite, effet de masse et de clarté en même temps, et cette diction appuyée sur les consonnes… « et lux PerPetua… »
On parle toujours d’articulation à propos des « interprétations historiquement informées ». Ici c’est vraiment d’articulation au sens premier (mandibulaire ?) qu’il s’agit, de la puissance tellurique de ce texte…
Que dire de ces crescendo-diminuendo du chœur, de ces vagues expressives, de ces cordes incisives, précises et volubiles, de telle arabesque de clarinette suspendue, de cette direction si souple qui respire à l’unisson des voix humaines. De ce sentiment d’urgence. De ce mouvement vers l’avant, toujours.
Est-ce un Requiem, est-ce un opéra sacré, d’une noirceur désespérée, on se pose la question tant l’implacabilité du « Dies Irae » vous terrasse physiquement.
© Nicolas Brodard
Un idéal quatuor de solistes
Les voix solistes, placées entre l’orchestre et le chœur n’ont aucun mal à se projeter. Nous avons dit le timbre imposant, la projection sans vibrato de la basse Alexandros Stavrakakis, il faudrait évoquer un Stanislas de Barbeyrac incendiaire, dont la voix a encore gagné en richesse et en rutilance, une Magdalena Kožená définitivement humaine, vibrante d’émotivité, à l’image de sa Donna Elvira, et le superbe soprano lumineux, à la fois aérien et chaud de Ying Fang dont la voix survole la masse sonore comme un esprit s’envolerait.
Après la terribilità du « Rex tremendi majestatis », se laisser porter par la piété candide et la transparence du « Salva me fons pietatis »… Sans cesse les climats changent à une rapidité vif-argent. On admire les entrées successives des voix dans le « Recordare, Jesu pie » et le dialogue chambriste entre violons 1 et violons 2, qu’accompagnent, très à-propos, de terribles roulements de tonnerre se répercutant sur les montagnes éternellement enneigées qui dominent Verbier, décor grandiose à la mesure d’un tel cérémonial tragique.
C’est à nouveau de tout son corps qu’on reçoit le swing (la pulsation, si on préfère) du « Confutatis », puis le balancement envoûtant du « Lacrimosa », ses soupirs et le très opératique crescendo appuyé sur les voix graves.
Un Requiem paradoxalement gorgé de vie
Le plus frappant, outre la netteté de la direction de Simon Rattle, c’est la constante animation de la matière sonore, les variations de dynamique, le plaisir voluptueux des voix solistes dans le « Hostias », qu’interrompt un grand geste tragique, le vaste édifice fugué du « Hosannah », la clarté des carrures, la souplesse du « Benedictus ».
Ou dans l’ « Agnus Dei » les arabesques de plus en plus oppressantes des cordes avant un « Lux aerterna » illuminé par la voix de Ying Fang.
Lecture puissante et tranchante à la fois, claire et tragique, d’une constante plénitude sonore et s’achevant après le « Cum sanctis » fugué par une débauche de cuivres rutilants.
En sortant de la salle, face aux montagnes dont la blancheur rayonnait encore dans le jour finissant, le sentiment étrange que l’orage était passé, ou les orages… Non seulement l’eau et le tonnerre, mais un saisissant orage musical, violent et consolant à la fois, d’une tranchante évidence.
© Agnieszka Biolik
En première partie, Kirill Gerstein remplaçant András Schiff avait donné un Impavide et virtuose Concerto en la mineur de Schumann, que le courroux du ciel n’avait guère épargné. A un premier mouvement, doublement chargé en électricité, avaient succédé pendant un répit céleste un Intermezzo délicat de respiration et de ligne, puis un final pétaradant et volubile comme la pluie qui derechef déferlait.
Après ce concerto pour orage et orchestre, Rattle et Gerstein joignirent leurs quatre mains pour un touchant et photogénique Dvořák en bis.
© Nicolas Brodard