Alors que l’Opéra de Paris s’apprête à nous servir un Hippolyte et Aricie nappé d’une épaisse couche de poussière, l’ENO n’y est pas allé avec le dos de la cuiller pour accommoder Rameau à la sauce d’aujourd’hui. Directeur du Komische Oper de Berlin à partir de la saison prochaine, Barrie Kosky a voulu un Rameau sans fanfreluches, plus près de David Lynch que de Mme de Pompadour. Comme dans Mulholland Drive, il s’agit de deux femmes, une brune (Phébé) et une blonde (Télaïre), et tout commence de façon très banale : la blonde doit épouser l’un des deux faux jumeaux, mais la fête dégénère, et très vite on ne sait plus si l’on est dans un rêve, voire dans un cauchemar. Kosky propose ainsi toute une série de superbes images oniriques : escorté par un grand-prêtre en robe noire et au visage blanchi, Jupiter porte un haut-de-forme muni d’un voile qui cache son visage (Elephant Man ?). Pendant les danses, le chœur des Ombres heureuses oscille lentement, et les bouches s’ouvrent en une sorte de cri muet, autre vision terrifiante et suprêmement lynchienne. A la fin, pour se métamorphoser en étoiles, les deux héros se déchaussent et donnent la main à leur père, Jupiter : dès qu’ils sont sortis, une pluie de paillettes argentées se met à tomber sur chaque paire de chaussures.
On sera peut-être moins convaincu par d’autres images fortes, mais d’une laideur très germanique. Au deuxième acte, le corps sanguinolent de Castor gît sur un énorme monticule de terre qui occupe la moitié du décor ; Télaïre se macule du sang de son bien-aimé, puis se met à creuser avec ses mains pour enterrer le malheureux. A la violence (Lyncée est tué en scène par Pollux puis lynché par le chœur) s’ajoute toute une imagerie sexuelle appuyée : pour invoquer les divinités infernales, Phébé s’adosse au monticule d’où jaillit une main qui vient lui fouailler l’entrejambe ; avant d’être retrouvé aux Champs Elysées, le défunt Castor apparaît, on le déguise en Télaïre et il tente de violer son frère ; le désir sexuel dont Phébé est frustrée au profit de sa sœur est symbolisé par le geste des figurants hommes et femmes qui, le visage masqué par leurs longs cheveux, baissent sur leurs pieds toute une série de petites culottes (jusqu’à la nudité frontale complète pour certains d’entre eux)…
La traduction anglaise évacue les personnages secondaires : la première scène de l’opéra devient un monologue de Phébé, et les différents rôles féminins des divertissements sont assurés par les deux héroïnes. Curieusement, les quatre protagonistes gardent leurs noms français, prononcés à la française (seule Télaïre dit « Polloux »), sans doute pour la même raison qui avait fait rebaptiser le chien Pollux en Dougal lors du doublage du Manège enchanté : Pollux prononcé à l’anglaise ressemble fâcheusement à bollocks…
Eblouissant Castor, Allan Clayton est le grand triomphateur de la soirée : le public parisien connaît bien ce ténor, qui fut successivement Albert Herring et Bénédict à l’Opéra-Comique ces dernières saisons. Une fois de plus, l’Angleterre s’avère un formidable vivier pour la tessiture de haute-contre à la française. Ed Lyon était l’un des excellents éléments de la distribution de la production de Fairy Queen de Glyndebourne qui a triomphé Salle Favart en 2010 : son Mercure aux pieds en sang (?) récupère l’air de l’Athlète mais sa voix ne sonne pas aussi glorieuse qu’on l’attendrait pour « Eclatez, fières trompettes ». Roderick Williams est un beau Pollux, qui descend sans peine dans le grave, pour un personnage que la mise en scène ne ménage guère. Du côté des femmes, il semble qu’on ait mal évalué le travail à accomplir : certes, Phébé et Télaïre n’ont guère d’occasion de briller vocalement, mais ce n’est pas une raison pour en confier les rôles à des chanteuses dont le répertoire inclut surtout Sophie de Werther pour la première ou Sophie du Chevalier à la rose pour la seconde. Trop légère, Sophie Bevan déçoit dans « Tristes apprêts » (« Sorrow and death » dans cette version). Le problème est moins flagrant pour Laura Tatulescu en Phébé, mais on est loin du format vocal d’une Véronique Gens, grande titulaire de ce rôle. Le chœur de l’ENO est très sonore, et très impliqué dans l’action. Peut-être parce que Christian Curnyn a l’habitude de diriger du Haendel, peut-être à cause des instruments modernes, l’orchestre sonne très carré, sans le délié que savent y mettre un Christie ou un Rousset. Soirée mitigée donc, pour ce premier Rameau monté par l’ENO, mais dont on espère que ce ne sera pas le dernier.