Curiosité pour un titre popularisé par le cinéma mais jamais représenté à l’opéra de Marseille ou option « sortie de fêtes » ? Que ces explications se complètent ou s’additionnent, le public est venu en foule et les prochaines représentations de My fair Lady devraient afficher complet. Beau succès donc pour ce spectacle – coproduit avec Lausanne où il fut créé en 2016 – salué par des applaudissements scandés sans fin à l’issue des trois heures de représentation.
L’ingénieuse conception des décors, dus à Christophe de la Harpe, contribue sans nul doute à ce succès. Suggestifs, ils évoquent de façon succincte mais suffisante les différents lieux où se situent les scènes successives. Mobiles, ils permettent des changements à vue ou très rapides derrière le rideau, devant lequel est jouée une scène de transition. La mise en scène de Jean Liermier peut dès lors se dérouler sans temps morts, alliant efficacité et sobriété et intégrant habilement les ballets dont la chorégraphie inventive de Jean-Philippe Guilois est défendue avec panache par six superbes danseurs. On passe ainsi sans rupture du trottoir devant Covent Garden à l’intérieur bourgeois du professeur Higgins, des abords du pub et de ses piliers, dont le père d’Elisa, au champ de courses d’Ascot, au salon du bal des Ambassadeurs ou dans le jardin de Mrs. Higgins. Mais si décors et mise en scène sont propices à donner au spectacle un rythme soutenu, infailliblement accompagnés par les lumières de Jean-Philippe Roy, c’est bien la symbiose des participants qui donne à la représentation son influx et son impact.
Tous, artistes des chœurs, danseurs, solistes, musiciens, s’impliquent avec une conviction qui ne faiblit pas et que Bruno Membrey veille sans relâche à stimuler en maintenant la pression. Il obtient ainsi la vigueur qui empêche la mièvrerie possible dans les moments d’attendrissement ou d’introspection tout en laissant la romance s’épancher. A cet égard sa direction est un modèle rare d’équilibre ! Il a apporté un soin particulier aux introductions orchestrales, l’ouverture en apportant aussitôt une preuve des plus savoureuses. La réponse de l’orchestre témoigne du plaisir qu’il a à jouer cette musique où passent des échos de Cole Porter, comme le public à s’interroger sur les traces qu’elle a pu laisser dans West side story ou son emprunt à la ballade de Davy Crockett, si populaire quelques années avant la création.
Bien sûr, on aimerait que davantage de figurants meublent le salon du bal, bien sûr l’hétérogénéité des costumes de Coralie Sanvoisin déconcerte car elle génère une indécision chronologique que le portrait, puis la présence de la souveraine actuelle du Royaume-Uni, ne contribuent pas à éclaircir, quand le bureau de Higgins et sa gouvernante sont datés de la création de la pièce de George Bernard Shaw. Mais ce n’est pas l’essentiel.
Philippe Ermelier (Doolittle) Cécile Galois (Mrs. Hopkins) et les trois cockneys (au premier plan Jacques Lemaire) © Christian Dresse
Seul parmi les interprètes Philippe Ermelier a semblé en retrait au premier acte, avec une projection à éclipses, mais la verve scénique compense et son Alfred Doolittle s’accomplit dans sa grande scène du deuxième acte. Ses compagnons de beuverie, respectivement Jacques Lemaire, Arnaud Delmotte et Jean-Philippe Corre sont vocalement impeccables et d’une drôlerie irréprochable, sans aucun excès, une nécessité de l’œuvre et un autre mérite de la mise en scène. Raphaël Brémard fait valoir un timbre séduisant dans le personnage du jeune aristocrate désargenté qui se laisse prendre au plumage avant d’être conquis par le ramage. Jean-François Vinciguerra est un Pickering tout ensemble imposant et discret. Il est vrai que le principal rôle masculin trouve en François Le Roux un interprète d’exception, qui allie la précision musicale et un art d’acteur consommé en une composition digne de tous éloges, très expressive dans une élégante sobriété.
Les interprètes féminines méritent les mêmes éloges, Elena Le Fur et Danièle Dinant en servantes dévouées, celle-ci jouant dignement les sosies d’Elisabeth II, et Carole Clin en mère impatiente du noble étourneau. Déconcertante la gouvernante de Jeanne-Marie Lévy, dont l’accent allemand à couper au couteau semble un défi au savoir de Higgins, mais constitue peut-être l’indice que le provocateur prêt à induire en erreur les notables qui dirigent l’Angleterre ne se soucie pas d’élever le niveau d’une employée de maison. Très sobre, la mère du professeur Higgins incarnée par Cécile Galois, sans le snobisme outrancier dont on l’accompagne parfois. Irrésistible l’Eliza de Marie-Eve Munger, qui joue de son origine canadienne pour remplacer l’accent cockney par le parler québécois, avant de s’exprimer en français de Touraine et en anglais d’Oxford. Quand on a Ophélie, Lakmé ou Gilda à son répertoire, on ne fait qu’une bouchée du rôle d’Eliza. A l’homogénéité du timbre et à l’extension vocale s’ajoute un sens très sûr de la scène qui expose le personnage dans sa diversité, comique et sentimentale. Elle remporte un très vif succès personnel.
C’est dans l’euphorie générale que le public se disperse lentement, comme à regret. On s’est bien amusés à suivre l’histoire d’Eliza et de son Pygmalion. Faut-il en profiter avant qu’il ne soit trop tard ? On espère qu’à notre époque si prompte à pourfendre l’omnipotence séculaire des mâles nul anathème ne viendra vouer au pilori une œuvre où la femme n’atteint la perfection que grâce à un misogyne convaincu, outrecuidant et prosélyte, près duquel elle vient volontairement reprendre sa chaîne, validant ainsi tous les discours qui dévalorisent son engeance !