Entre deux représentations de Carlo il Calvo au théâtre des Margraves, Joyce DiDonato était dimanche dernier l’invitée du Bayreuth Baroque Opera Festival. Un même décor, celui élaboré par Giorgina Germanou pour le spectacle imaginé par Max Emanuel Cenčić, mais assorti d’un changement d’atmosphère radical après l’effervescence de la veille. La jauge se trouvait toujours réduite à deux cents spectateurs, dans le strict respect des mesures de sécurité, occupant une rangée sur deux et clairsemés dans la salle. Cette disposition particulière modifie l’écoute comme le rapport à la scène et aux artistes, conférant au récital une intimité inhabituelle, propice au recueillement, mais également à une communion fervente au travers des applaudissements et des ovations chaleureuses qui ponctueront la soirée. L’arrivée des musiciens d’Il Pomo d’Oro et de leur chef, Francesco Corti, tout de noir vêtus et masqués n’est sans doute pas étrangère à cette ambiance singulière que la chanteuse aurait brisée si elle avait pris la parole pour s’adresser à l’auditoire. Elle ne le fera que pour annoncer le bis.
Joyce DiDonato © Bayreuth Baroque
Affluence oblige, le concert a été dédoublé et joué sans entracte, à dix-huit heures puis à vingt heures trente, raison pour laquelle, selon toute vraisemblance, il a été légèrement raccourci, nous laissant une impression de trop peu, d’autant que les rappels étaient limités. A la vérité, il nous faut confesser un péché de gourmandise, non sans rougir d’ailleurs, car nous avons conscience de l’immense privilège qui fut le nôtre. C’est peut-être un effet secondaire du confinement et de la privation de tout contact direct avec la musique vivante, conjugué à la magie et à la splendeur du lieu, toujours est-il qu’une douce euphorie nous envahit quand Joyce DiDonato entre en scène et il nous semble vivre un rêve éveillé. La diva du Kansas prend la lumière comme personne et ne nous a jamais paru aussi belle, sûre de son art et dans la plénitude de ses moyens.
Au plaisir de la découverte que dispensait généreusement l’opéra de Porpora succédait celui, particulièrement réconfortant en cette période plombée par l’incertitude, de réentendre des pages connues, voire familières, du baroque vénitien aux rivages classiques, que Joyce DiDonato a souvent fréquentées quand elle ne les a pas immortalisées au disque (Drama Queens, War and Peace, Ariodante). Le programme réussit à ménager des correspondances, des transitions subtiles entre les choix posés par l’artiste et intitulés « My Favorite Things ». La sérénité retrouvée de Pénélope à la fin du Retour d’Ulysse (« Illustratevi, oh cieli ») instaure un climat propice à l’attendrissement d’Orontea devant l’objet de son amour endormi (« Intorno all’idol moi »), mais il n’en reste pas moins l’émoi d’une reine dont l’étoffe et la stature préfigurent la noblesse outragée d’Ottavia (« Addio Roma »). Quant aux traits farouches de cette reine d’Égypte impavide qui défie la mort (« Con fiero aspetto », Marc’Antonio e Cleopatra de Hasse), ils nous préparent à la détermination d’une Cléopâtre prête à revenir hanter son tyran de frère et qu’un mezzo ambré dote d’une maturité inhabituelle (« Piangerò la sorte mia »). Si la suite de danses tirée de Zoroastre ose une rupture esthétique assez nette, la poésie qu’Il Pomo d’Oro déploie dans la sarabande liminaire semble vouloir mettre du baume au cœur de la belle princesse. Enchaîner avec Phèdre (Hippolyte et Aricie) eut sans doute été trop prévisible et la soliste opère un nouveau virage avec « Come again, sweet love »(Dowland). La version raffinée qu’en propose Joyce DiDonato rend justice à la sensualité du texte, mais diffère de la manière plus franche et sans apprêts à laquelle nous sommes habitué dans ce répertoire.
Ce ne sont définitivement pas les œuvres qui créent la surprise, mais leur approche, à la fois éminemment personnelle et, comme toujours chez la musicienne, maîtrisée jusque dans les moindres détails. Les blasés ricaneront et moqueront un propos exalté, mais Joyce DiDonato offre une véritable leçon d’interprétation aux jeunes chanteurs que nous avons aperçus au parterre et qui rivalisent de concentration avec elle pour ne rien perdre de sa performance. Le tremblement, le frémissement sur lequel s’ouvrent les adieux d’Ottavia (« Addio Roma ») nous donne la chair de poule : c’est le cri spontané mais étranglé, entre effroi et douleur, d’une âme meurtrie qui s’adresse à la nôtre. La conduite du monologue est à l’avenant, habitée et, de bout en bout, captivante. Il n’est pas donné à tout le monde de pouvoir retrouver ainsi l’urgence, l’immédiateté du théâtre dans l’exercice si périlleux du récital. Réinventer un tube aussi rabâché que « Piangerò la sorte mia » est un autre exploit, certes moins spectaculaire qu’une acrobatie, mais autrement délectable. La section B se conclut sur un apaisement soudain et le Da Capo se pare d’une lumière nouvelle à la faveur d’intentions inédites, d’inflexions toujours plus délicates pour s’achever sur un murmure. En parlant d’acrobaties, la relative sobriété dont le mezzo, toujours très flexible, fait preuve dans l’ornementation et la cadence du « Dopo notte » d’Ariodante surprend également. A la surenchère virtuose, elle préfère l’élégance et s’économise peut-être aussi avant le second tour de chant. Nous n’allons pas narrer par le menu cette leçon particulière – celles et ceux qui connaissent l’artiste savent de quoi elle est capable et prennent sans doute leur mal en patience en réécoutant sa récente Agrippina.
« Vous m’avez tous manqué » confie Joyce DiDonato, visiblement émue, au public, dont la rumeur approbatrice pourrait se traduire par « Vous aussi ! ». Elle partage également son enthousiasme pour l’Opéra des Margraves, où elle se produit pour la première fois, puis présente, mais sans le nommer, le bis : une pièce qui reflète son état d’esprit au cours des derniers mois. Dès les premières mesures, nous reconnaissons l’air nimbé d’une infinie douceur d’Irene dans Theodora, « As with rosy steps the morn » et jaillit aussitôt le souvenir du visage rayonnant et du chant si enveloppant de Lorraine Hunt-Lieberson dans la production de Peter Sellars. Autre voix, autre sensibilité, à vrai dire incomparables. Tout aussi inspirée, Joyce DiDonato s’approprie le message d’espoir formulé par Thomas Morell voici plus de trois siècles et la musique de Haendel se répand comme une onde bienfaisante. Pour conjurer le sort, laissons le dernier mot, d’une actualité frappante, au-delà des références religieuses, au librettiste :
As with rosy steps the morn
Advancing, drives the shade of night,
So from virtuous toils well-borne
Raise thou our hopes of endless light
Triumphant Saviour ! Lord of the Day !
Thou art the Life, the Light, the Way.
(Telle l’aurore s’avançant à pas couleur de rose
pour dissiper les ombres de la nuit,
tu chasses nos vertueux tourments
pour laisser place à nos espoirs de lumière éternelle.
Dieu triomphant ! Seigneur du jour !
Tu es la vie, la lumière, le chemin.)