Créée en 2014 à Nancy, cette production de Nabucco n’avait pas subjugué Christophe Rizoud, en particulier à cause de la conception du metteur en scène. A Montpellier, qui a coproduit le spectacle, il constitue le clou de la saison actuelle. Il repose entièrement sur un décor unique, l’intérieur monumental d’une synagogue où en arrière d’un espace central s’élève une tribune soutenue par de fines colonnes. Les proportions sont harmonieuses, les couleurs passées flattent l’œil, le dispositif de Dick Bird est bien beau à regarder et à l’entracte on proposera aux spectateurs de venir sur la scène le visiter, comme un bonus. Mais faut-il rappeler que si la première partie de l’œuvre a pour cadre le Temple de Jérusalem – dont la synagogue est peut-être la métaphore et qu’une maquette reproduit au centre du plateau, entourée d’enfants eux-mêmes métaphore des chérubins gardiens de l’Arche d’alliance – les trois autres parties ont pour cadre Babylone ? D’abord un appartement au palais de Nabucco, puis une vaste salle au même endroit, puis les jardins suspendus, puis les champs au bord de l’Euphrate, à nouveau un appartement au palais et encore les jardins suspendus.
On dira que les didascalies sont négligeables, mais ces changements de lieu sont inhérents au grand spectacle pour lequel la musique a été écrite. Ici on en est privé. Peut-on nier que cela aille à l’encontre de la conception du compositeur ? Des techniciens font apparaître puis disparaître en coulisse les quelques meubles – table, bureau, fauteuil – destinés à caractériser sommairement les lieux divers, tandis qu’un personnage énigmatique, omniprésent, distribue ou installe des accessoires, armes ou tables de la Loi. Les néophytes, ce public que l’on cherche à conquérir, s’y sont-ils retrouvés ? On nous permettra d’en douter. Un autre exemple : quand les Hébreux, contraints aux travaux agricoles, évoquent leur patrie perdue dans le célèbre « Va, pensiero », c’est du paysage environnant que naît la nostalgie dont l’expression va entraîner l’intervention mordante de leur guide Zaccaria. Il ne peut les laisser se complaire dans cet état suspect où ils pourraient douter de Dieu et de l’avenir. Le montrer alors enchaîné et portant des traces de torture peut se justifier, son exemple étant une incitation forte à ne pas céder au désespoir. Mais le faire s’affaler à la fin de son intervention est une erreur, même si cela permet de lier cette scène finale au début de la partie suivante, où l’on verra Nabucco dans la même position, car cela plaque une option dramaturgique qui lui est contraire sur la logique musicale qui était celle d’une conclusion pleine d’espoir. A l’opéra c’est toujours la musique qui doit commander le théâtre.
La synagogue, première partie. © Marc Ginot
Comme à Nancy, un changement dans la distribution, c’est la loi du spectacle vivant. On ne sait pas pourquoi Oren Gradus, annoncé à son de trompe, est remplacé par Luiz-Ottavio Faria dans le rôle de Zaccaria, mais scéniquement ce dernier semble tout à fait à son aise et vocalement, si quelquefois il semble aller chercher la note, son expérience du rôle lui permet une interprétation somme toute assez nuancée. Artiste du chœur, Marie Sénié prête sa jolie voix à Anna, sœur de Zaccaria, écho de la Marie sœur du Moïse de Rossini. Nicola Todorovitch est Abdallo, l’écuyer de Nabucco, et on admire la fermeté de sa projection alors même que la mise en scène le contraint à porter continûment à bout de bras une tête de cheval grandeur nature. Le même compliment s’impose pour David Ireland à qui il revient, comme grand-prêtre de Baal, de brandir une énorme tête de bélier. La voix de Fleur Barron, Fenena élégante peut-être inspirée par quelque star du cinéma muet, surprend par une clarté qui ferait presque douter de sa qualité de mezzosoprano mais séduit par sa musicalité dans « Oh dischiuso è il firmamento ». Elégant aussi l’Ismaele de Davide Giusti, qui surmonte la tentation de forcer dans un rôle frustrant, ce qui permet d’apprécier la clarté du timbre et de la projection.
L’élégance, on n’y songe pas, pour le personnage d’Abigaille, encore que Jennifer Check en soit clairement capable dans le « Anchio dischiuso » où Abigaille évoque le temps de son innocence, quand la rancœur n’avait pas étouffé en elle l’élan vers autrui. L’ampleur généreuse de la voix nous avait déjà impressionné à Toulon dans Ariadne auf Naxos ; ici c’est la superbe avec laquelle les grands écarts requis sont affrontés et exécutés. Une oreille absolue aurait peut-être distingué d’infimes approximations dans quelques aigus extrêmes, mais aucun doute ne peut subsister quant à la réalité des moyens et à l’intelligence de leur gestion. Les passages de registre sont quasiment imperceptibles, la densité et la souplesse, la justesse des accents, la précision des nuances, autant de qualités qui qualifient cette artiste comme une grande Abigaille et expliquent aisément qu’elle triomphe à l’applaudimètre. Auprès d’elle, le Nabucco de Giovanni Meoni a la sûreté du métier, l’adéquation vocale et la familiarité avec le rôle, mais paraît bien dépourvu de charisme pour sublimer le rôle-titre.
Particulièrement importants dans cet ouvrage où un peuple est mis en scène, les chœurs réunis des Opéras nationaux de Lorraine et de Montpellier Occitanie méritent les plus vifs éloges, car ils répondent au plus près aux exigences musicales, avec des variations d’intensité impeccables. L’orchestre aussi est à son avantage, les cuivres de la banda défilant de la scène à la tribune particulièrement rutilants, mais dans la fosse flûte remarquable, cordes vigoureuses et homogènes, percussions efficaces et vents éloquents. Une remarque : les violoncelles qui accompagnent la prière de Zaccaria nous ont semblé très – trop – discrets. Michael Schonwandt dirigeait-il son premier Nabucco ? En chef chevronné il a maîtrisé l’œuvre dans une lecture attentive à en faire sonner les nouveautés sonores dans un tissu encore profondément imprégné de Rossini, quand Bellini et Donizetti étaient les références en vogue. Il semble s’être attaché à mettre en évidence le rôle de matrice de cette œuvre où passent déjà des idées musicales qui seront développées dans Il trovatore et même dans Don Carlos. Les trois représentations affichent complet. Un indice pour la direction de l’opéra ?