En 1842, Giuseppe Verdi fait irruption sur l’échiquier lyrique. Ouvrage de sang, de bruit et de fureur, Nabucco attaque à coups de serpe les fondements de l’opéra. Les récitatifs se resserrent ; les tessitures se tendent ; les ornements s’émoussent ; le chœur envahit la partition. Le peuple italien sous le joug de l’occupant autrichien s’identifie aux Hébreux opprimés par les Assyriens. Le chant des esclaves « Va pensiero » devient hymne de révolte. Le slogan « VV Verdi » en large lettres sur des banderoles agitées par la foule, est moyen déguisé de glorifier le futur souverain de l’Italie unifiée : « ViVa Vittorio Emanuele Re D’Italia ».
C’est cette histoire qu’entreprend de raconter Thaddeus Strassberger sur la scène du Palau de Les Arts en une mise en abyme où le coup de théâtre final rachète une approche ankylosée par la surcharge décorative. Toiles peintes et costumes bigarrés en abondance reproduisent une représentation de Nabucco à l’époque du Risorgimento. Les conventions alors en vigueur veulent les choristes alignés en rang d’oignon et les chanteurs figés sur le devant de la scène. Dans leurs loges, élégantes et officiers autrichiens s’ébaudissent tandis que la révolte gronde en coulisse. « Va pensiero » montre, de l’autre côté du rideau, couturières et machinistes répondre aux exhortations de l’interprète de Zaccaria, élu chef de la rébellion. Puis le spectacle reprend son cours académique jusqu’aux saluts finaux. Le nécessité de préserver intact l’effet de surprise nous interdit d’en écrire davantage.
© Miguel Lorenzo et Mikel Ponce (Les Arts)
Au pupitre, Jordi Bernàcer taille sa baguette dans le même bois risorgimental. Sous sa battue implacable, les instruments crépitent ; les percussions claquent ; le chœur tempête ou gémit, selon qu’il doit brandir le poing ou courber le front.
Soprano éruptive à laquelle aucun obstacle ne semble infranchissable, Anna Pirozzi attise l’incendie. Qui oserait dire Abigaille inchantable en observant la manière dont les écarts de registre sont enjambés, les notes empoignées à pleins poumons ou, au contraire, filées avec une douceur inattendue, sans jamais dévier de leur trajectoire, sur une ligne que l’on dirait tracée au fer rouge.
Au feu répond le feu. Plácido Domingo rend chacun des coups portés d’une voix dont la santé est une autre source d’étonnement. Seule son ultime cabalette, « O prodi miei, seguitemi » l’accule dans les cordes. Mais auparavant la prière de Nabucco appartient à ces instants privilégiés où un chanteur, par la force de son art, tient une salle en haleine jusqu’à ce que, terrassée par l’émotion, elle se répande en applaudissements. Demeure, sempiternelle, la question de la reconversion de l’ex-ténor en baryton, préjudiciable à la couleur des airs et des ensembles.
Le reste de la distribution compte les points. En Zaccaria, Riccardo Zanellato délaisse le sabre pour le goupillon. Les éclats vigoureux du chef des Hébreux le trouve à court d’autorité quand les cantabiles soulignent la ferveur religieuse du prêtre et la chaleur du timbre. Alisa Kolosova ne ferait qu’une bouchée de Fenena si, inexplicablement, son air à la fin de l’opéra ne trahissait les promesses de ses précédentes interventions. D’un médium étoffé par ses récentes prises de rôles, au détriment du brillant, Arturo Chacón-Cruz parvient à donner à Ismaele le peu de consistance concédé par Verdi au neveu du roi de Jérusalem.