Ombre fut elle-jamais aussi resplendissante ? Si Nathalie Stutzmann déclare s’intéresser aux personnages haendéliens qui se situent dans l’ombre des héros, ce n’est évidemment pas par pitié pour des seconds couteaux, mais parce que leurs airs valent bien ceux des premiers rôles. De fait, il s’agit le plus souvent ici de morceaux dévolus à la terza donna de la distribution : dans le concert donné au Théâtre des Champs-Elysées, il y a bien une aria écrite pour un castrat, l’extrait d’Arianna in Creta, mais les sept autres ont été conçus pour des voix féminines. Mesdames Maria Caterina Negri, Diana Vico, Maria Antonia Marchesini, Francesca Vanini-Boschi, Antonia Merighi et Anna Vicenza Dotti étaient toutes contraltos et créèrent des personnages qu’on aime à confier aujourd’hui, au nom de la vraisemblance scénique, à des contre-ténors parfois bien en peine de leur conférer le relief souhaité. Nathalie Stutzmann s’en empare avec raison, car elle a exactement le timbre qui convient, grave, si grave, l’aisance et le brio nécessaires, et elle mêle sans difficulté apparente rôles masculins (Polinesso, Dardano, Arsamene, Ottone, Celone, Alceste) et féminins (Zenobia, Cornelia).
Comme en plus Nathalie Stutzmann dirige son orchestre, la question de la tenue de concert est automatiquement résolue : il est hors de question que la chanteuse arbore des atours différents pour interpréter les deux reines au programme, et comme elle est sur scène en tant que chef, le costume noir s’impose, compte tenu de ses différentes casquettes. C’est toujours un moment assez jubilatoire de voir soudain se retourner vers le public la silhouette bondissante qui, jusque-là, dirigeait son excellent ensemble Orfeo 55 avec un dynamisme de chaque instant, attentive au moindre phrasé. Mais voilà : après avoir dirigé les premières mesures purement orchestrales, Nathalie Stutzmann nous fait face, ouvre la bouche et le chant commence.
La première partie du concert nous montre surtout que l’artiste n’est pas une machine à décibels : il faut par moments tendre l’oreille pour capter certaines notes, les plus graves surtout, comme si la voix soliste se laissait couvrir par la vingtaine d’instrumentistes. Les plages orchestrales, naturellement un peu plus nombreuses que sur le disque Heroes from the Shadows, délaissent vite les sinfonie d’opéra pour puiser parmi les concertos grossos de Haendel. Même si l’on ne partage pas tout à fait l’avis de Vincent Borel, qui déclare y voir l’égal de « Scherza infida », l’air tiré d’Arianna in Creta est en effet fort beau, avec son accompagnement au violoncelle piccolo. Dans « Dover, giustizia, amor », Nathalie Stutzmann s’amuse beaucoup à camper l’abject Polinesso qui prétend agir au nom de valeurs qu’il bafoue depuis le début de l’opéra.
Dans la deuxième partie, la voix s’est chauffée, l’oreille s’est habituée, ou les morceaux sont mieux choisis, mais en tout cas l’impression première se dissipe, et la contralto passe cette fois parfaitement la rampe. Les quatre arias proposées vont porter à son comble l’enthousiasme des fans manifestement présents dans la salle. L’air de Radamisto retient l’attention non seulement par sa vivacité mais aussi par certains enchaînements harmoniques inattendus à l’orchestre. La douleur d’Ottone s’exprime dans un air qui arrache le personnage au ridicule du cocu naïf. Avec « Non sò se sia la speme », Nathalie Stutzmann nous rappelle magnifiquement qu’Arsamene a des pages superbes à chanter dans Serse : c’est peut-être le sommet d’émotion de cette soirée, qui n’est pourtant pas avare en moments intenses, grâce à l’engagement constant de l’artiste. Après avoir conclu triomphalement sur un extrait d’Alessandro, la contralto se voit obligée de satisfaire la demande du public : le théorbe seul prélude, et bientôt la voix s’y associe dans l’intimité délicieuse de « Senti, bell’idol mio », l’orchestre ne revenant que pour les ultimes mesures, une fois le discours vocal terminé. Deux bis supplémentaires seront accordés, mais il s’agira de pages purement instrumentales, qui permettront encore d’apprécier la chef. Pour réentendre la chanteuse, on reprendra son disque tout récent, qui offre évidemment quelques airs de plus, dont un duo avec Philippe Jaroussky.