Il est difficile de faire couler Mozart : la musique empêche presque toujours le paquebot de sombrer. Les ouvertures sont des anti-torpilles, les airs des canots de sauvetage, les ensembles des stabilisateurs. Pourtant, ce soir-là au Theater an der Wien, rien n’a pu sauver les passagers et l’équipage. Pire, on a ajouté du plomb dans la cale pour en finir plus rapidement. Récit d’un naufrage.
Sur le papier, le personnel de bord était de très grande classe : un capitaine rompu au répertoire mozartien et défendant de belles idées, des chanteurs de premier ordre, un metteur en scène pas trop obscur. Le public ne s’y est pas trompé, et est venu occuper jusqu’au dernier strapontin de côté. Preuve de cet enthousiasme : au parterre, l’on parlait autant français qu’allemand. Le Français ayant toujours bon goût, nous étions rassurés. Marc Minkowski en personne, entre deux répétitions d’Alcina au Staatsoper, avait embarqué.
Mais tout a mal commencé. Alors que René Jacobs déroule le fil de l’aimable mais oubliable ouverture, les lumières ne sont toujours pas éteintes, et Sophie Karthaüser, en mariée ensanglantée, traverse le parterre pour monter sur scène. On est habitué à ces débuts de spectacles alla Laurent Gerra : ce n’était encore rien. Soulevant le lourd rideau, elle fait découvrir un décor tout de tôle grise et turquoise. Un entrepôt ? Un atelier d’artiste ? On ne le saura jamais. Les chanteurs non plus, d’ailleurs. Costumes improbables (mention spéciale à la Wonderwoman d’Alexandrina Pendatchanska), déplacements inutiles et illogiques, jeux caricaturés : tout est fait pour noyer le poisson, diluer une intrigue déjà bien plate, et au final, distiller l’ennui. Si effet comique il y avait à trouver, c’est raté. A part quelques rires nerveux, la salle est amorphe. Seul le couple formé par la belle jardinière Karthaüser et le comte gentleman Lehtipuu accroche l’œil quelques instants.
A la décharge de David Alden, le matériau dramatique et musical de départ n’est pas des plus faciles. Le livret de Giuseppe Petrosellin1, brouillon et indéchiffrable, accumule les lourdeurs. Et la musique de Mozart ne transcende malheureusement rien : trois heures d’une partition sans surprises et sans cohérence nous ont laissées de marbre. Quatre années avant La finta giardiniera, le petit Wolfgang était déjà bien plus inspiré par un Mitridate aussi long mais bien plus excitant. Les codes du dramma giocoso ont peut-être plus de secrets que ceux du seria…
La frustration est démultipliée par les grands mérites de la distribution entrainée dans ce chemin de croix. Les fidèles de Jacobs sont au rendez-vous, au premier rang desquels la charmante et malicieuse Sunhae Im, proprement excellente en petite soubrette révoltée. Marie-Claude Chappuis, méconnaissable travestie, et Alexandrina Pendatchanska sont de la même trempe, celle d’un chant mozartien plus modeste et plus immédiat. Michael Nagy, s’il est plus démonstratif, n’en est pas moins vertueux. Chaleur du timbre, impressionnante projection : on l’entendrait volontiers dans un autre répertoire (il était l’Escamillo de Strasbourg par exemple :). Enfin, les deux « nouvelles stars » de la galaxie Mozart, Topi Lehtipuu et Sophie Karthaüser, ont rayonné de leur maîtrise. La première, avec son air d’éternelle étudiante en lettres, est bouleversante de candeur et de grâce : c’est la manière – évidente, instinctive – dont on voudrait toujours entendre chanter Mozart. Le second, d’une élégance scénique ravageuse, est l’exact pendant masculin : il ressort de sa prestation une noblesse, un refus du spectaculaire et un tact littéralement « in-ouïs ». Il y avait bien plus à faire de ce plateau.
René Jacobs aborde l’ensemble avec l’austérité et le souci d’authenticité qu’on lui connaît (voir à ce propos l’article de Sylvain Fort consacré à sa dernière Flûte enchantée), si bien que la partition n’en devient que plus aride. A noter, un trait extrêmement désagréable de sa direction : le plaisir non dissimulé à couper ou empêcher les applaudissements de la salle. La prochaine fois, qu’il demande l’huis-clos, le naufrage fera moins de victimes !
Car, presque cent ans après cette nuit légendaire du 14 avril 1912, les musiciens jouaient, jouaient, jouaient ; et le bateau coulait, coulait, coulait.
1 Il a longtemps été attribué à Ranieri de Calzabigi, librettiste de trois des opéras de Glück. Comment a-t-on pu penser que la même plume eut été en action pour La finta giardiniera et pour Orfeo ed Euridice ?