Il aura fallu de longues minutes aux services du protocole du Festival d’Aix en Provence, ce samedi soir, pour réussir à caser aux meilleures places, et dans l’ordre qui convient, un ancien Président de la République, l’épouse d’un de ses successeurs, deux ministres en exercice (au moins) et quelques ministres retraités, leurs sbires, gardes du corps et courtisans; dès avant le lever de rideau, le spectateur moyen se sent au cœur d’un pouvoir en représentation, dont il ne sait pas encore qu’il est en quelque sorte et bien malgré lui l’objet du spectacle qui va suivre…. L’opéra commence donc avec un peu de retard et une grande effervescence dans la salle : la tension est palpable.
Sur la scène, ce monde du pouvoir est transporté dans le cabinet d’un grand avocat d’affaires – le monde politique n’est pas loin – où sévit la promotion canapé : Barberine en téléphoniste-réceptionniste, Figaro et Suzanne en jeunes collaborateurs pleins d’avenir, Chérubin en garçon de bureau, Marcelline en secrétaire-dactylo, toutes et tous trouvent assez naturellement leur emploi dans cette astucieuse transposition : le monde du travail n’est-il pas aujourd’hui le siège le plus fréquent des relations de pouvoir et du harcèlement qui les accompagne, bien davantage que les palais aristocratiques de jadis, qui ne constituent plus une référence pour personne ? Vie professionnelle et vie privée s’y entremêlent plus au moins joyeusement, entraînant toutes les complications prévues par le livret ; la transposition fonctionne bigrement bien et respecte parfaitement, sinon la lettre, au moins l’esprit de cette folle journée. Le beau décor à géométrie variable de Chantal Thomas – elle a beaucoup travaillé avec Laurent Pelly – permet toutes sortes de transformations utiles autour du thème du bureau, faisant alterner les lieux ouverts et les espaces clos avec beaucoup de subtilité, dévoilant l’envers du décor autant que sa façade, comme autant d’échos à la tension bien palpable, dans la définition de chaque personnage, entre la dimension individuelle et l’aspiration au caractère universel. Et si au quatrième acte les repères sont moins clairs, c’est pour exprimer la confusion croissante de l’intrigue au bord du dénouement.
Le jeu des acteurs, particulièrement soigné, met en lumière tout une série de détails éclairants qui renforcent la lisibilité du livret ou de la partition. La vision du metteur en scène est généreuse, humaniste, très bien documentée, résolument positive. Soulignant la jeunesse des personnages (irrésistible bataille de lingerie entre Suzanne et Marcelline au premier acte), il contribue à les rendre sympathiques jusque dans leurs défauts, sans jamais s’appesantir ni sur les situations ni sur les sentiments exprimés. En cela, il est résolument fidèle à l’esprit du XVIIIe siècle; il va même jusqu’à ajouter des détails non prévus, profitant par exemple de la grossesse – bien réelle – de Malin Byström pour créer une tension supplémentaire entre le comte et la comtesse et souligner la vulnérabilité de celle-ci, la goujaterie de celui-là, ou à faire apparaître le chien du comte (il revient de la chasse, avec ses bottes et son fusil…), un superbe braque de Weimar à qui il donne une part active et très efficace dans le déroulement de la scène du cabinet, au deuxième acte.
La complicité entre la mise en scène et la direction musicale est tout à fait tangible : même nervosité de jeu, même goût des tempos rapides, même virtuosité dans la légèreté de ton, tout concorde à l’unité d’intention. Compagnons de la même génération, Brunel et Rohrer n’en sont d’ailleurs pas à leur première collaboration : on se souvient d’avoir vu ici même à Aix en 2008 L’Infedelta delusa de Haydn, spectacle certes de moindre ampleur, mais qui ne laisse que de bons souvenirs.
Si la satisfaction est grande, donc, du côté de la mise en scène, il n’en va pas tout à fait de même sur le plan musical : aucune vraie grande voix dans cette distribution relativement homogène, qui joue la carte de l’efficacité théâtrale bien plus que celle de l’épanouissement de la beauté vocale. Chaque grand air laisse l’amateur de voix sur sa faim, essentiellement par manque de son et d’ampleur dans le propos musical.
La direction de Rohrer, nerveuse et précise, laisse peu de place à l’épanchement lyrique comme s’il en craignait les effets, un ralentissement de l’action par exemple; et dans les récits, son impulsivité dépasse souvent l’agilité des chanteurs, qui dès lors peinent un peu à mastiquer leur texte de façon compréhensible dans les tempos choisis par le chef. L’orchestre lui aussi paraît maigrelet à plusieurs reprises, manquant de chair et de poésie, privilégiant le rythme plutôt que la consistance ou la couleur. C’est toute la conception musicale du spectacle, marquée par une vision chambriste, qui peine à s’imposer dans le grand espace du théâtre de l’archevêché. Les chœurs, peu présents et en petit effectif, souffrent du même défaut que l’orchestre.
Au sein de cette distribution homogène, Figaro (Kyle Ketelsen) est sans doute celui qui tire le mieux son épingle du jeu : sa voix naturellement brillante et bien timbrée, son ardeur scénique toujours en éveil lui donnent beaucoup d’ascendant sur le reste de la distribution. Patricia Petibon en Suzanne, elle aussi très sollicitée par la mise en scène, sans cesse en action, montre peu d’éclat dans ses récits mais retrouve sa voix dans les airs ; le comte de Paulo Szot ne manque ni de majesté ni de caractère, mais le volume de la voix est à la limite de ce qu’il faut pour vaincre le plein air et les dimensions de la salle. Même remarque pour la comtesse, dont les airs sont pourtant parmi les plus beaux que Mozart ait écrit, les plus justement célèbres, et légitimement attendus du public. Comme toujours, Chérubin remportera, lui, tous les suffrages de la salle : irrésistible de tendresse maladroite et de charme juvénile, Kate Lindsey incarne le rôle avec une conviction exemplaire, teintée de beaucoup de drôlerie. Bons comédiens mais réellement en manque de voix, Anna Maria Panzarella (Marcellina) et Mario Luperi (Bartolo) – ce dernier vraiment en dessous du niveau – n’ont pas donné entière satisfaction. Meilleurs, John Graham-Hall (Basilio) et Mari Eriksmoen (Barbarina) complètent heureusement la distribution.