Toute la Marsovie est en émoi : les deux cents milliards qui constituent l’essentiel des capitaux de la banque nationale menacent de franchir les frontières si Missia Palmieri décide de quitter le pays (en épousant un non-Marsovien). Le Prince Danilo, appelé à la rescousse, commence par répliquer : « Qu’est-ce qu’elle me veut, la patrie ? ». Toute ressemblance (lointaine) avec une situation contemporaine serait absolument fortuite, au point que rien ne vient ici suggérer la moindre allusion à une affaire qui passionne les Français en cette fin d’année 2012.
Certes, comme l’indique la partition, « l’action se situe de nos jours », et l’usage s’est installé d’insérer dans les dialogues parlés quelques allusions à l’actualité du moment. Alors, s’agit-il d’une occasion perdue ? Voire. C’est qu’il s’agit plutôt, à travers la représentation de l’ambassade marsovienne à Paris, de distiller le parfum délicieusement obsolète d’une époque révolue, dont la mise en scène de Jacques Duparc transpose le cadre de la Belle Époque aux années cinquante du vingtième siècle, soulignant à travers les costumes de Marc Bohan – ancien directeur artistique chez Christian Dior – leur goût pour la haute couture.
Les décors de Christophe Vallaux fournissent à ces vêtements raffinés et aux robes multicolores l’écrin qui convient. Le luxe de l’ambassade avec sa double volée d’escaliers à vis, la beauté des jardins à la française de Missia Palmieri, la reconstitution soignée de chez Maxim’s, mais aussi l’hélicoptère anachronique, apportent leur lot de plaisir visuel.
Les dialogues gardent leur charme suranné et les bons mots plus ou moins réussis font encore parfois sourire, aidés par le talent de comédien de Francis Dudziack en baron Popoff et surtout de Jean-Claude Calon, excellent interprète de Figg, dont les répliques font mouche à tous les coups grâce à son sens du rythme et sa diction. Cette dernière qualité est, hélas, peu partagée, et c’est là finalement le seul point faible d’une représentation par ailleurs brillamment réussie : on ne saisit pas toujours ce qui est dit sur scène et l’on ne comprend presque rien de ce qui est chanté. Ce n’est évidemment pas gênant si, comme de nombreux spectateurs sans doute, on connaît quasiment par cœur l’action, les dialogues et les airs. Il est tout de même regrettable qu’aucun surtitrage n’ait été prévu. Mais il est vrai que le texte n’est pas ici l’essentiel (il ne l’est que pour le compositeur lorsqu’il suscite la création musicale).
La musique et le chant sont superbement servis, par l’Orchestre Lyrique de Région Avignon Provence, pétillant, sonore, précis mais aussi langoureux dans les moments d’effusions, sous la direction enjouée et spirituelle de Benjamin Pionnier, et par les voix des interprètes, tous convaincants dans cet exercice.
Pour incarner la Veuve joyeuse, la soprano Sophie Marin-Degor, bien loin ici du personnage de Blanche de la Force qu’elle interprète régulièrement, fait preuve d’une aisance vocale et scénique confondante. Extravertie à souhait lors son arrivée, parlant et chantant haut et fort, affectant la légèreté pendant la fête au cours de laquelle elle se joint au corps de ballet pour danser sur scène, elle révèle la profondeur de ses sentiments par de subtiles variations de timbre et de phrasé.
Le baryton argentin Armando Noguera compose un prince Danilo vocalement parfait et séduisant, usant avec talent d’une voix souple et chaude, emportant la sympathie par son jeu : quel dommage qu’il ne prononce pas (encore) le français de manière plus intelligible !
Ludivine Gombert confirme l’impression très positive laissée par son interprétation récente d’Annina dans La Traviata sur cette même scène, en donnant au personnage de Nadia Popoff une voix nuancée et une véritable dimension psychologique. Ces remarques valent aussi pour le ténor Julien Behr qui incarne Camille de Coutançon avec beaucoup de sensibilité.
Les rôles secondaires font tous l’objet d’interprétations de qualité, que vient couronner, dans la chorégraphie d’Éric Belaud, la virtuosité des danseuses avec leurs robes à frou-frou et des danseurs du Ballet de l’Opéra-Théâtre d’Avignon. Merveilleusement entraînant, visuellement captivant et vocalement enchanteur, ce spectacle clôt magistralement l’année 2012 en Avignon. On en retiendra aussi la qualité des moments de transition où l’on glisse imperceptiblement de la farce à la sentimentalité, comme cet instant où Danilo égrène au piano les quelques notes du motif fameux, repris par le violon puis par l’orchestre avant le duo « Heure exquise ».