S’il faut indéfiniment considérer le rôle de Norma à l’aune de Maria Callas alors mieux vaut ne pas s’attarder sur la nouvelle production liégeoise du chef d’œuvre de Bellini. La Druidesse y est interprétée par Patrizia Ciofi, soprano légère et suicidaire car coutumière de ce genre de défis. L’un des derniers en date était Luisa Miller, aux côtés déjà de Gregory Kunde sur cette même scène de l’Opéra Royal de Wallonie – une de ces soirées lyriques que l’on marque d’une pierre blanche en raison de l’engagement jusqu’au-boutiste des interprètes, propre à transporter le public et désarmer la critique. Dire que cette représentation de Norma se hisse au même niveau, où les mots s’avèrent impuissants à traduire l’intensité des émotions, ne serait pas exact.
La mise en scène de Davide Garattini Raimondi s’empêtre dans d’inutiles et polluantes chorégraphies chargées d’exprimer l’antagonisme entre Gaulois et Romains. Dommage car l’idée de placer l’action sur deux niveaux – l’un réservé à la sphère publique, l’autre à la sphère privée – accroît la lisibilité de l’intrigue et l’on perçoit, au-delà de la réflexion sur le livret longuement détaillée dans le programme, le travail sur le geste et le mouvement. Dans la même volonté obstinée d’opposer mondes celte et latin, les décors de Paolo Vitale et les costumes de Giada Masi nous ont semblé d’une laideur consommée : carton-pâte minéral et peintures faciales bleues d’un côté, sculptures antiques et visages enfarinés de l’autre.
Bien qu’attentive aux chanteurs et à la balance sonore, la direction alerte de Massimo Zanetti est desservie par un orchestre et des chœurs que l’on voudrait moins dissociés.
L’ouvrage lui-même, au contraire de Luisa Miller, ne contient pas de longs duos que ténor et soprano peuvent ensemble chauffer à blanc. « In mia man alfin tu sei » au 2e acte ? Certes mais il s’agit moins d’un échange passionné entre les deux protagonistes que d’une aria vengeresse réservée à Norma, ponctuée d’interventions de Pollione. L’écriture centrale de cette scène n’est d’ailleurs pas la plus favorable à Patrizia Ciofi, contrainte de s’inventer un médium d’airain pour répondre aux impératifs de l’écriture. Norma, rôle assis entre néo-classicisme et romantisme, entre convention d’une époque et tradition imposée par des décennies d’interprétation, requiert des conditions si diverses qu’il est impossible de les remplir toutes. Au gré de sa vocalité, l’interprète – soprano ou mezzo-soprano – privilégiera la douceur ou la fureur, l’amertume ou l’agressivité en veillant, dans les récitatifs, à la solennité du ton. A cette équation aux trop nombreux paramètres, Patrizia Ciofi oppose la fragilité de son timbre, dont le voile n’est pas exempt de charme, et l’inadéquation de sa voix à une grande partie du rôle. Avec une certaine vraisemblance dramatique, les efforts pour plier un instrument limité aux impératifs illimités de la partition rejoignent ceux de Norma à la reconquête impossible de son amant. Armée de ce courage qui depuis toujours suscite l’admiration, Patrizia Ciofi n’omet aucune note, dût-elle pour les projeter aller puiser au plus profond de ses ressources. Norma incapable de colère et de meurtre, Norma impuissante à exalter l’ardeur guerrière de ses frères, Norma blessée et vulnérable, Norma brisée mais Norma cohérente dans l’aveu de ses faiblesses et l’usage intelligent de ses atouts. Une ligne de chant ciselée, des coloratures respectées et le contrôle du souffle plaident en faveur des passages les plus extatiques : « Casta Diva » évidemment, mais aussi les duos avec Adalgisa et la supplication finale. Norma, au tomber de rideau, applaudie chaleureusement par le public car plausible bien que non conforme – sans doute – à l’idée qu’en avait Bellini et à celle que la plupart d’entre nous – sous influence callassienne – se fait du rôle.
© Lorraine Wauters
Pollione soulèverait les mêmes questions si Gregory Kunde ne tranchait d’une voix phénoménale le nœud gordien des supputations musicologiques. Le ténor, aux emplois désormais dramatiques, a conservé de son passé belcantiste une souplesse suffisante pour vocaliser, une aisance dans l’aigu et une connaissance intime du style avec des reprises héroïquement variées. Aux accents fiévreux de « Meco all altar di Venere » répond la vaillance de « Me protegge » couronnés de deux la bémol assourdissants. De chacune de ses interventions se dégage une impression d’invincible puissance. Ce géant de bronze est-il cependant le mieux apparié à cette Norma d’argile ? En conformité avec le livret, il correspond davantage à l’Adalgisa de Josè Maria Lo Monaco, mezzo ample et intrépide dont la précision est le talon d’Achille mais dont la voix sait s’adapter au volume de ses partenaires, véhémente lorsqu’il lui faut résister à Pollione, bienveillante dans ses échanges avec Norma. Andrea Concetti, enfin, offre d’Oroveso un portrait à rebours de l’usage qui veut le chef des druides basse profonde. Loin donc des prêtres intégristes et caverneux auquel nous sommes habitué, le patriarche est ici caractérisé par une voix relativement claire et un chant souvent hésitant, vulnérable finalement. Tel père, telle fille.