On sort de cet ouvrage pantelant, qui vous tient en haleine comme un roman policier, tant les moments de quiétude, de bonheur, de lumière sont exceptionnels. Une atmosphère confinée – avec une sorte de huis clos où chacun détient sa part de secret – concourt à la tension, à laquelle prend toute sa part une musique de qualité rare. Le roman, comme le livret, donc l’opéra, relèvent de l’exploit : ce dernier est une sorte de long monologue de plus de deux heures qui nous captive et nous émeut. Le récit d’un amour interdit, depuis la prime enfance. L’histoire ne se raconte pas tant elle est complexe, c’est une sorte de puzzle dont l’auditeur assemble les pièces. Il a fallu 800 pages pour que Pierrette Fleutiaux captive le lecteur et soit récompensée du prix Femina 1990. Aidée de Jérôme Fronty, elle en a tiré le livret sur lequel se fonde l’opéra. Estelle, le personnage central, de retour à la maison qui fut celle de son enfance, y retrouve les souvenirs de sa famille et ses proches. Tout au long de l’histoire, son destin, tragique, s’éclaire de ses composantes, de ses acteurs, avec une richesse et une complexité psychologique surprenantes, fascinantes. L’inavouable, le non-dit, s’éclairent progressivement et les cicatrices s’ouvrent, plaies béantes. Malgré la complexité des liens qui unissent les personnages, sans avoir lu le roman original, la compréhension se construit au fil des scènes. « Il faut dire la vérité aux enfants, le mensonge crée le chaos » chante au début Dr Minor. La vérité, que nous découvrons avec Estelle, est d’une force peu commune. Le basculement régulier entre le réel, le temps présent, et le passé, revécu, ou évoqué, est servi par les lumières de Philippe Catalano, une vidéo ponctuelle et subtile, et surtout par la musique très personnelle de Pierre Bartholomée.
Nous sommes éternels © Luc Berteau – Opéra Théâtre de Metz Métropole
Signé Anne Guilleray, un décor unique, une façade de maison bourgeoise, provinciale, avec son perron, va se prêter à de multiples évocations, puisque celle-ci peut disparaître ou révéler, au travers d’un voile, l’intérieur et les personnages qui le hantent. L’ouvrage, largement onirique, développe fréquemment une dimension fantastique : la maison est peuplée de figures fantomatiques, celles de la mémoire. Comme l’action se déroule aussi à New York, à la faveur d’éclairages réussis, l’étage sera le studio de danse, comme le club de rencontres. Durant une scène, la vue traversante s’ouvre sur des tertres plantés de croix, car la mort rôde, en arrière-plan. Visuellement, c’est déjà une réussite peu commune. Entre les registres réaliste et mémoriel, comme entre les scènes, qui ne s’organisent pas chronologiquement, le glissement est servi avec virtuosité par la mise en scène de Vincent Goethals. La conjugaison des décors, des costumes, des éclairages et de la vidéo est efficace. Musicalement, la partition témoigne de l’expérience de la scène comme du métier du compositeur liégeois : l’écriture, renouvelée, se charge de tout ce que le langage ne suffit pas à exprimer. Les textures, l’instrumentation, forcent l’admiration. De la voix parlée au lyrisme, tout y est toujours intelligible, clair, avec la plus riche palette de couleurs appropriées. Malgré le caractère apparemment banal de l’histoire, où chacun reconnaîtra ici ou là sa propre expérience, la tragédie grecque habite l’ouvrage. Familière à Pierre Bartholomée (Œdipe, Antigone hantent ses deux premiers opéras) ses ressorts comme la dimension tragique en ont la force dramatique. L’alerte et infatigable octogénaire, qui n’aborda le théâtre lyrique qu’après plus de quarante ans consacrés à l’écriture, à la transmission, à la direction d’orchestre, y condense toute sa puissance créatrice. L’orchestre, totalement investi, magnifiquement dirigé par Patrick Davin, va traduire le mystère qui imprègne nombre de scènes, mais aussi la fraîcheur de l’enfance, la sensualité, les passions extrêmes, le désespoir. Le langage, évidemment contemporain, est propre à réjouir tous les auditeurs, même dépourvus de références (il y a des citations, discrètes). L’introduction du piano, souvent associé aux percussions, de l’accordéon pour ses couleurs singulières, enrichissent une orchestration exemplaire. Les interludes, jamais bavards, permettent des respirations habitées en prolongeant ou annonçant telle ou telle scène.
Elément essentiel de la narration, la danse, est présente ou en filigrane, à travers les personnages dont c’est la vocation (Nicole, Alwyn, Dan). Trois scènes retiennent l’attention : La danse des enfants, à l’occasion de la visite des voisins, page dont les échos de valse nostalgique s’accordent idéalement au climat de l’épisode, évidemment le studio new-yorkais d’Alwyn, et enfin le chœur des danseurs, où la langue des signes, synchronisée, a quelque chose de magique. Tout au long de l’ouvrage, la direction d’acteur relève d’une sorte de chorégraphie limpide, où l’on devine l’art sous le naturel du geste ou de l’attitude.
On ne saurait apprécier la voix avec les critères traditionnels : toutes les émissions, toutes les tessitures, toutes les couleurs sont sollicitées, mais on n’est plus chez Strauss ou Berg. La voix, le chant, la prosodie semblent naturels, et nous touchent d’autant. Tout l’ouvrage repose sur les épaules d’Estelle. Au terme de l’opéra, nul doute que chacun se sente proche, voire familier de cette jeune femme, dont on a partagé les épreuves. Le jeu comme la voix de Karen Vourc’h nous bouleversent. Dans tous les registres, du cri au chuchotement, elle trouve les couleurs, les intonations les plus justes. On connaissait ses goûts éclectiques. Toute l’histoire du chant, les techniques contemporaines lui permettent de construire la vocalité d’Estelle avec un naturel confondant. Dan, le frère cadet, dévoré par la passion de la danse, est Sébastien Guèze. Ses aigus étranglés, sa projection constante traduisent certainement son caractère tourmenté dès l’adolescence, mais laissent mal à l’aise. Il faut saluer la performance chorégraphique du ténor. Lui aussi victime, Helleur, le père, avocat, aimant les siens plus que tout, est le baryton Mathieu Gardon. Il campe avec justesse ce personnage attachant, essentiel, le plus proche d’Estelle. La voix est sonore, projetée, mais altérée par les changements de registres, auxquels on s’habitue. Nicole, mère immature, fragile, fantasque, et on comprendra pourquoi, est Aline Metzinger, dont le soprano est clair. Les phrases énigmatiques de Tiresia (« Lait noir de l’aube, nous le buvons le soir »), vont bien à Joëlle Charlier, remarquable et secrète, dont le piano est le confident. Le timbre est chaud, la voix ronde ne fait qu’un avec ce personnage douloureux. Chaque intervention est un moment fort. Beau baryton, voix solide, Benjamin Mayenobe trouve les accents les plus justes pour donner vie à Adrien, épris d’Estelle depuis l’enfance, jaloux, violent sinon violeur. Autre baryton, Alwyn, le danseur new yorkais, Mikhael Piccone, a évidemment le physique de l’emploi, mais aussi la voix du maître exigeant, orgueilleux, manipulateur. Enfin, Samy Camps, excellent ténor, est le mari, dit Poison Ivy, abandonné, trahi par Estelle. Il prend part aux déchirements et causera d’autres drames. La voix est exactement celle qui convient. C’est aussi le cas de la basse Thomas Roediger, le clairvoyant et sentencieux Docteur Minor. Une distribution appropriée pour un ouvrage abouti, dense et fort, dont on ne sort pas indemne, et auquel on souhaite un bel avenir.