Hommage éclatant aux ultimes madrigaux de Gesualdo, O dolce mio tesoro – la tournée mondiale du Collegium Vocale Gent de Philippe Herreweghe – bat son plein. Incandescence de la vie poétique et humaniste pendant près de deux siècles (de Dante et Petrarca à Tasso et Marini), le madrigal – « peinture des mots » – charme surtout par ses thématiques amoureuses progressivement dévorées d’Eros et de Thanatos, tout particulièrement dans l’œuvre de Gesualdo.
Chant du cygne du madrigal, le Sixième livre de madrigaux à cinq voix de Carlo Gesualdo publié en 1611 (deux ans avant la mort du compositeur) est un recueil de 23 madrigaux parmi les plus exceptionnels en raison de leur complexité harmonique née des chromatismes et de leur forte densité de figuralisme. Il signe l’âge d’or du madrigal dans un contexte créatif définitivement tourné vers les innombrables « prouesses harmoniques » et autres nouveautés du XVIe s. (seconda prattica, stile concertato, stile rappresentativo) mais qui, chez Gesualdo, reste emprunt d’une modalité finement scolastique non loin de celle de Cristobal de Morales (compositeur et chanteur actif notamment à la Chapelle Sixtine).
D’une poesia per musica entrelacée de vie (Eros) et de mort (Thanatos), les solistes du Collegium Vocale Gent peignent la rhétorique gesualdienne de fulgurants mouvements de descente aux enfers reprenant avec de spectaculaires sauts d’intervalles montant dans des aigus d’une hardiesse extrême et dont la prodigieuse maîtrise laisse l’alma fuggire a volo (« l’âme s’enfuir en volant ») dans l’ardore et la gioia… Musicalement, ce paradoxe gesualdien d’un amour ne pouvant vivre que dans la mort peut être apparenté à l’ouroboros (le serpent qui se mord la queue) via la jonction entre un chromatisme polyphonique flamboyant et une harmonie qui en découle, jusqu’alors inouïe. Ainsi, à l’écoute, l’auditeur peut avoir cette impression confuse de perdre tout repère, tel est l’art de Gesualdo. Plus encore, ces madrigaux sont la mise en abyme la plus aboutie de la « mort symbolique » (propre au genre du madrigal) qui n’est autre que l’amour passionnel devenu, dans les ultimes oeuvres de Gesualdo, obsessionnel et finalement immortel. En cela aussi, l’équilibre des voix du Collegium Vocale Gent est d’une intensité jubilatoire et d’une teneur obsédante tout à fait remarquable.
Collegium Vocale Gent © Michiel Hendrickx
A l’époque de Gesualdo, contrairement aux idées fixes selon lesquelles le madrigal polyphonique n’était qu’a capella, ce dernier pouvait en réalité être accompagné d’instruments dans les cours italiennes de la fin du XVIe siècle (et ce même si le compositeur ne livrait aucune partie instrumentale). L’on reconnaît ici l’art et la finesse de Philippe Herreweghe invitant Thomas Dunford et son théorbe à rejoindre l’harmonie des voix. Le jeune parisien fut en outre applaudi en qualité de soliste d’une agilité hors pair dans les Toccate III et IV du Libro primo d’intavolatura di lauto de Kapsberger (lui aussi publié en 1611). Qui sait, pour la suite de la tournée, peut-être offrira-t-il, comme ce fut le cas pour le public bruxellois, la célèbre Calata ala spagnola du milanais Joan Ambrosio Dalza (Libro quattro de intabolatura de lauto, 1508) certes incongrue mais ô combien délicieuse. Sourire aux lèvres, cet instant inespéré n’est pas sans rappeler l’Ardita Zanzaretta (« Un petit moustique hardi »), seul madrigal du Sixième livre de Gesualdo à connotation plutôt humoristique.
O dolce mio tesoro de Philippe Herreweghe rend au maître de la sublimation du madrigal toute son humanité : une tournée de concerts à suivre sans plus attendre. Les sommets de la soirée ? Mille volte il dí moro (« Mille fois par jour, je meurs »), O dolce mio tesoro (« O mon doux trésor »), Ardo per te, mio bene (« Je brûle d’amour pour toi, mon bien »), Quel’ no’ crudel che la mia speme ancise (« Ce ‘non’ cruel qui tuait mon espoir ») et Moro, lasso, al mio duolo (« Je meurs, las, dans ma douleur »).