On le répète depuis plusieurs années, Œdipe est un chef-d’œuvre dont la trop longue absence à l’affiche de l’Opéra de Paris était presque insoutenable. Voilà que l’affront est réparé, le spectacle a fêté sa résurrection en grande pompe le 23 septembre à Bastille. Et pourtant, on s’interroge encore sur les raisons qui ont aussi longtemps pu tenir écarté du public ce joyau du XXe siècle.
La musique d’Œdipe a tout pour plaire à un public français. Lorgnant à la fois vers Ravel et vers Strauss, elle ne peut pour autant pas se résumer à un pastiche expresso-impressionniste. Le musicologue allemand Carl Dahlhaus qualifiait l’œuvre de « monodrame avec personnages secondaires », reprochant à mi-mots à l’auteur de n’avoir pas mieux intégré les rôles passagers à l’action, le monodrame d’Œdipe étant lui-même un simple « commentaire d’un mouvement orchestral ». Oui, l’orchestre est au cœur de la narration, et oui, certains personnages n’apparaissent que brièvement, mais cela n’enlève rien aux qualités dramaturgiques intrinsèques de l’œuvre. Œdipe est une sorte d’immense symphonie lyrique, où les personnages défilent les uns après les autres, emportés par le flux de l’action et de la musique. Les influences populaires roumaines d’Enesco sont palpables dans des rythmes de danses irréguliers et dans l’emploi de quarts de tons, mais sont coulées dans un moule symphonique d’une facture exceptionnelle.
Aucun doute, l’ouvrage serait à l’affiche de tous les théâtres, s’il n’y avait l’infect livret d’Edmond Fleg. A coups d’alexandrins bien sentis et sur un ton qui se veut homérique mais qui n’est qu’ampoulé, le librettiste étale sa science hellénistique avec une subtilité colossale. La musique tient bon, mais elle est inévitablement ternie par une langue à la préciosité nauséabonde.
Les faiblesses du livret se sont-elles transposées à la scène ? La question mérite d’être posée, car la proposition de Wajdi Mouawad laisse perplexe. On sait le metteur en scène très à l’aise quand il s’agit de théâtre, mais cet exercice lyrique n’est qu’à moitié réussi. Certes, tout ce qui se passe est très respectueux des intentions du livret, voire même très documenté sur les pratiques rituelles de la Grèce antique, mais pour du Edmond Fleg, il faut plus que cela. Des poses compassées et piétinements en rangs d’oignons en guise de direction d’acteur, et de simples panneaux mobiles pour les décors, c’est un peu court. Restent les costumes d’Emmanuelle Thomas, qui ont le mérite de l’originalité, bien que les fleurs en plastique ne soient peut-être pas du goût de tous.
Cette mise en scène en demi-teinte est d’autant plus regrettable que la soirée est une réussite musicale à tout point de vue. Des grands rôles aux plus petites interventions, on a rarement vu un casting d’une telle justesse dans le choix des solistes.
Le Thésée noble et altier d’Adrian Timpau dialogue avec Anna-Sophie Neher en Antigone rayonnante de jeunesse. C’est avec un bonheur mêlé de nostalgie que l’on retrouve (même brièvement) Yann Beuron en Laïos et Anne Sofie von Otter en Mérope, prouvant tout deux qu’ils n’ont pas dit leur derniers mots sur scène. Par leur impeccable diction, Laurent Naouri et Vincent Ordonneau défendent haut les couleurs du chant français, tandis que le doublé Phorbas/Veilleur est vaillamment campé par un Nicolas Cavallier en grande forme vocale.
Le baryton Brian Mulligan impressionne par le métal de sa voix, notamment dans l’aigu. Clive Bayley a certes bien des années de chant derrière lui, mais la voix est toujours bien là, et lui permet de donner aux imprécations de Tirésias un souffle puissant. Ekaterina Gubanova met toute la chaleur de son timbre dans la figure maternelle de Jocaste, mais se fait voler la vedette par la Sphynge hallucinante de Clémentine Margaine. En une scène d’à peine quelques minutes, la mezzo-soprano française brosse un portrait terrifiant et empoisonné, épousant à merveille l’écriture vocale sinueuse du rôle.
© Elisa Haberer
Dahlhaus le disait, Œdipe est avant-tout un monodrame. La réussite de la soirée repose presque uniquement sur les épaules du rôle-titre, confié à Christophe Maltman, qui l’avait déjà chanté à Salzbourg. Il convient de saluer avant tout l’endurance de cette prestation : alors que l’écriture vocale n’est pas exactement une promenade de santé, le baryton britannique semble même se révéler au fur et à mesure de la soirée. Sa voix de stentor emplit tout Bastille sans effort, et ce de la scène avec Mérope jusqu’à son ultime confrontation avec Créon. Mais Maltman est aussi un fin musicien, qui sait faire preuve de retenue quand la musique l’exige, et ses adieux à Thèbes sont donc d’une intimité touchante.
Copieusement mis à contribution, les chœurs de l’Opéra de Paris préparés par Ching-Lien Wu convainquent davantage en petits groupes, où l’on peut goûter à la transparence du son, et à la qualité de la prononciation.
En fosse, Ingo Metzmacher triomphe des difficultés d’une partition vétilleuse, où chaque détail instrumental est noté, parfois au détriment de la vision d’ensemble. Tout sonne avec une facilité confondante, sans que les subtilités d’alliages de timbres ne passent au second plan.
A l’exception d’une mise en scène terne, c’est un Œdipe musicalement très accompli que propose l’Opéra de Paris pour cette ouverture du mandat d’Alexander Neef. Au vu des taux de remplissage désolants, on ne peut que regretter le cruel manque de curiosité du public parisien.